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Un pays en chute libre

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Hier encore, je relisais certaines données statistiques, et je ne peux que me rendre à cette pénible et pitoyable évidence: la République d’Haïti est un pays en chute libre. Il est techniquement en banqueroute et en total dysfonctionnement politique, économique, administratif et sécuritaire. Plus rien ne marche comme il faut.

Une entité est dite en banqueroute lorsqu’elle n’est pas en mesure d’honorer ses dettes. Il est vrai que les pays sont rarement mis en faillite, néanmoins, lorsque l’État n’arrive pas à payer ses fonctionnaires et traîne, pendant de longues périodes, des mois de salaires en arriérage, sans pouvoir ni sembler vouloir envisager un recours quelconque pour régulariser la situation, il faut se poser la question quant à la viabilité de cet État qui n’arrive plus à répondre à cette exigence fondamentale. Comment peut-il requérir de ses employés, de ses fonctionnaires, d’être assidus à la tâche et de se dédier à son service et à celui de ses citoyennes et ses concitoyens, si l’État lui-même ne respecte pas, en premier lieu, une partie essentielle de son engagement envers ses employés, ses fonctionnaires publics ?

Sur le plan politique, le Président de la République est aujourd’hui seul maître à bord. Il a le contrôle majoritaire des deux Chambres au Parlement. Il dispose également d’un appui politique ferme de la part d’alliés internationaux importants, comme le Canada, la France, les États-Unis. Néanmoins, il est incapable de faire voter un budget depuis le début de cet exercice financier qui a commencé le 1er octobre 2018. Il est incapable de museler une opposition pourtant faible et désorganisée, sans recourir à des mesures extrêmes de coercition et de violence. Éventuellement, celles-ci reviendront le hanter, surtout auprès de ses alliés internationaux qui ne pourront pas toujours cautionner l’arbitraire ni défendre l’indéfendable. Tous les objectifs politiques sur lesquels ce président avait fait campagne et dont il avait des slogans accrocheurs ont été ratés, jusqu’à présent. La concorde nationale, qui en est un, est loin d’être au rendez-vous. La création d’emplois également. Aujourd’hui, à ce chapitre, les maigres acquis accumulés ces dernières années, de peine et de misère, au prix d’augmentation famélique du salaire minimum, imposée en dépit des justes revendications des travailleurs, sont menacés, en raison de la gestion chaotique de ce dossier, tant par l’Exécutif que par ses appuis législatifs à la Chambre basse. Le pouvoir en place est même parvenu à se mettre à dos, à la fois le secteur patronal et les syndicats ouvriers, depuis le vote récent d’une loi décrétant une augmentation intempestive du salaire minimum par la Chambre des Députés, faisant fi du processus règlementaire et administratif, prévu à cet égard. Cette législation n’est pas encore adoptée par le Sénat mais elle est quand même parvenue à provoquer des secousses importantes au sein des associations patronales qui menacent de délocaliser certaines de leurs activités en République Dominicaine, de l’autre côté de la frontière.

Bien qu’il soit le chantre par excellence du respect des normes et des mandats démocratiques, le Président vient pourtant d’avoir recours à toutes sortes de manœuvres politiques pour se débarrasser de son Premier Ministre, perçu comme un adversaire encombrant, qu’il avait introduit dans ses rangs pour faire parure d’ouverture politique. Ce faisant, il n’avait sans doute pas anticipé les chocs en retour. Toujours est-il qu’il s’est aliéné ainsi un autre parti politique assis à cheval sur la clôture, en Renmen Ayiti, d’où est issu l’ex-premier ministre Céant. Il a ainsi transmis ce message non équivoque à : UNIR, VÉRITÉ et divers partis autres de la faune politique haïtienne qui foisonne de groupuscules plus ou moins vertébrés. «Le PHTK vous bouffera tous, l’un après l’autre, à moins de vous aligner complètement et de vous soumettre pleinement, un peu comme le KID». C’est que décryptent les loustics, entre les lignes. Et, comme tout ce monde aspire à accéder au paradis du pouvoir, sans risquer l’autodafé, l’on comprendra bien que la cohorte ne se bouscule pas au portillon. La FUSION d’Edmonde Supplice Bauzile dit merci, mais non merci. L’AAA de Youri Latortue chavire carrément dans l’opposition. Nul ne sait combien de temps durera cette posture pour ce leader et ce parti, habitués à se déguiser en caméléon, quand c’est nécessaire. LAPEH également botte en touche, une certaine invitation. Quant à l’OPL, à Fanmi Lavalas et même au RDNP, pourtant généralement toujours «en réserve de la République», tout ce beau monde boude carrément le gouvernement et ses invitations. On flaire le piège à con. Personne ne veut revivre la même aventure que M. Céant. Les visites et les exhortations d’officiels américains, venus en renfort pour prêcher le dialogue inter-haïtien n’y font rien, du moins, pas qu’on le sache encore.

Sur le plan économique, c’est la désolation absolue. Le Trésor public est à sec et les bailleurs de fonds internationaux, même quand ils veulent bien voler à la rescousse du Président, veulent respecter certaines formes. Ceux-ci exigent certaines garanties et un minimum de décorum. On n’assure pas un édifice en feu ni un malade agonisant. Or, en l’absence d’un gouvernement légitime, responsable de la gestion économique et financière du pays, il est hors de question de donner flanc à la critique, en avançant commodément et complaisamment des prêts à fonds perdus. Car ce serait évidemment le cas, en prêtant de l’argent à un pays sans Premier Ministre ratifié, sans gouvernement établi et reconnu par le Parlement. De plus, ce Parlement, dans six mois pourrait être totalement dysfonctionnel car l’échéance, pour les élections devant renouveler les membres de la législature parvenus au terme de leur mandat, est très courte, de l’avis de la plupart des observateurs. Il est donc fort peu probable que ces élections soient réalisées en automne prochain. Dans ce cas, le Président gouvernera alors par décret et, comme le veut la formule consacrée: «on constatera la caducité du Parlement». Ce n’est pas exactement le genre de démocratie normative dont rêveraient nos alliés internationaux ni leurs bailleurs de fonds qu’ils dirigent, en sous-main, pour appuyer leur poulain.

Depuis quelques jours, la gourde dont la dépréciation accélérée avait pris une pause, a recommencé à chuter. En quelques jours à peine, elle passée de 80 gourdes pour 1 dollar américain, à 85 gourdes pour 1 dollar. Les médecins résidents de nos hôpitaux universitaires qui, il y a moins de 3 ans, à ce qu’on dit, avec l’appui d’un sénateur devenu aujourd’hui le deuxième personnage politique du pays, tenaient tête au Président Privert et à son gouvernement pour réclamer, voire même exiger une augmentation faramineuse de leurs émoluments, se retrouvent aujourd’hui logés à la même enseigne que beaucoup de fonctionnaires de l’État, avec des arriérés de plusieurs mois de leurs salaires. Ces futurs disciples d’Esculape, affectés à l’HUEH, sont d’ailleurs en grève et entonnent en chœur le même refrain d’il y a 3 ans. Je ne suis pas sûr qu’ils auront les mêmes appuis de la part de certains de nos législateurs, ni d’ailleurs une oreille attentive du Pouvoir exécutif actuel.

Sur le plan économique, les choses vont si mal pour une partie substantielle de la population, que les Nations-Unies, sans attendre, auraient décidé de verser une aide au pays, pour venir au secours de près de 3,5 millions de personnes en situation d’insécurité alimentaire allant de sévère à importante. En termes clairs, il y a 3,5 millions de nos compatriotes qui ne mangent pas à leur faim et certains d’entre eux sont carrément menacés de famine. C’est de cela que l’on parle. Et c’est assez grave pour que l’ONU intervienne sans demander son reste à l’État haïtien qui ne contrôlerait d’ailleurs plus rien et qui n’exercerait quasiment aucune de ses fonctions régaliennes, les plus élémentaires.

Pourtant, ce n’est pas faute d’avoir reçu une transfusion importante de fonds de la part de la diaspora en 2018 qui aurait transféré près de 3 milliards de dollars U.S. (2,9 milliards de dollars selon la Banque de la République d’Haïti). Ces transferts dépassent le budget national et auraient même augmenté de 9% en un an, malgré tous les déboires du pays, malgré tous les affres auxquels sont soumis les membres de cette diaspora en visite à leur terre natale.

Sur le plan administratif, c’est le capharnaüm total. Le Président, après mures réflexions et de longues consultations, est revenu à son idée première. Il a choisi le ministre de la Communication et de la Culture de l’actuel gouvernement, récemment sanctionné et renvoyé par un vote de la Chambre des Députés. À sa face même, il paraît évident au commun des mortels qu’une telle décision du Président est hasardeuse. Tous les membres de ce gouvernement étant solidairement assujettis à cette sanction parlementaire, il paraît clair que M. Lapin ne devrait pas être éligible comme Premier Ministre nommé. Mais le Président n’en a cure. À moins que M. Lapin ne soit lancé dans cette arène comme un premier appât, un sacrifié pour le prochain Premier Ministre nommé. Le Premier Ministre par intérim aurait simplement pavé la voie à sa ratification au Parlement. Toujours à ce chapitre, on constate une confusion des genres qui stupéfie les observateurs. Le FMI voulait discuter de la difficulté de procéder au déblocage des fonds prévus au prêt de 229 millions de dollars octroyés à Haïti et, devinez qui se pointe pour en discuter? Entre autres, M. Gary Bodeau, député de son état actuel. Tout Président de la Chambre basse qu’il soit, je ne vois pas à quel titre il se présenterait à une assemblée réservée aux décideurs du palier exécutif. Il est vrai qu’il est un allié sûr et important du Pouvoir. Néanmoins, sa dévolution de responsabilité demeure encore le contrôle de l’Exécutif et le vote des lois, pas la prise des décisions à la place de ce dernier, ni les dispositions à prendre pour assurer les versements de ce prêt.

Toutefois, le point le plus sombre au pays actuellement est sans conteste la sécurité publique. Martissant est quasiment une zone de guerre active. Au moment de la rédaction de cet article, La Saline serait sous le feu nourri de tireurs non identifiés. Pourtant, le Premier Ministre nommé, M. Jean-Michel Lapin, serait attendu au Parlement pour faire dépôt de ses pièces. La Police a dû battre en retraite, récemment, lors d’une opération manquée à Marchand-Dessalines pour capturer un bandit recherché activement, le chef de gang de Village de Dieu, Arnel Joseph, qui a pris refuge dans cette ville historique. Les bandits et les assassins font la loi dans plusieurs endroits du pays. Certains éléments de la PNH ne font guère mieux. On exécuterait sommairement des individus suspectés d’être des bandits, même quand ils sont blessés, sans armes, totalement à la merci de ceux-là qui sont censés protéger et servir, en toute circonstance. Même quand le gouvernement américain, pourtant enclin à fermer les yeux sur ce qui se passe en Haïti et qu’il soit prêt à accorder le bénéfice du doute au gouvernement actuel, le Département d’État n’a pu se résoudre à enlever Haïti de la liste des pays proscrits pour ses citoyens. Ce faisant, il sait bien que c’est une condamnation grave, affligée au secteur touristique du pays. Néanmoins, la première responsabilité du gouvernement américain étant la sécurité de ses citoyens, Haïti se trouve aujourd’hui dans la liste des pays dangereux à éviter de fréquenter, en raison du risque élevé de se faire kidnapper ou d’être tué par des bandits, légaux ou non.

Tout bien considéré, de mémoire d’homme, le pays a rarement été en si mauvaise posture. C’est ce palmarès peu enviable, à tous les niveaux, qui nous vaut cet exode massif de nos jeunes. On les ramasse par centaines sur les rives des îles voisines. On nous les retourne morts ou vifs, souvent sans ménagement. On ne parlera pas du traitement que réserve la République Dominicaine à nos concitoyens. Le pire dans tout cela, c’est qu’on ne voit aucune perspective de changement prochain, aucun sauveur que nous ne manquons jamais de rechercher partout en vain. Le pays entier est à la merci de vautours qui s’en repaissent, sans état d’âme. Et nous nous morfondons à quémander une attention amicale de la communauté internationale qui se fout royalement de ce que nous devenons, pourvu que nous demeurions gentiment dans notre crasse et dans notre misère, sans déranger leur bonne conscience. Pourtant, il me semble que nous avons déjà appris le chemin de la rédemption nationale, celui de la dignité humaine et du courage national de s’investir dans le sens du changement. C’est parfois brutal, un peu comme la chirurgie de guerre qui permet de sauver la vie au soldat fauché par la mitraille ennemie. Mais, il faut ce qu’il faut, n’est-ce pas ?

Pierre-Michel Augustin

le 16 avril 2019

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