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Quand le Président Jovenel Moïse joue à quitte ou double

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Dans le brouhaha des retombées des élections américaines, pendant que l’attention était concentrée, pour la plupart des gens, même en Haïti, sur l’attente de la proclamation des résultats en Pennsylvanie, en Géorgie et en Arizona, le gouvernement haïtien en a profité pour faire une jambette à une de nos institutions qui semblait encore échapper à sa main mise. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois qu’il procède ainsi. On se souvient de sa mésaventure, lorsqu’il avait lourdement sous-estimé la sagacité et l’éveil de la population, en tentant de lui refiler des augmentations scandaleuses, à la faveur d’un match de foot du Brésil qui retenait l’attention du public, autant que je m’en souvienne. Il a utilisé le même stratagème, une autre fois. Le vendredi 6 novembre, le Président faisait publier dans Le Moniteur, un décret scélérat, ligotant et émasculant la Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux Administratif, dans ses attributions de contrôledes engagements et des projets envisagés par l’État. Il espère, cette fois-ci, que cette mesure passera comme une lettre à la poste, à la faveur d’un détournement temporaire de l’attention populaire, reportée sur ce psychodrame politique qui se joue actuellement aux États-Unis et qui nous rappelle tant nos propres turpitudes bananières.

Selon un article publié par le journaliste Robenson Geffrard, dans le journal Le Nouvelliste paru le 9 novembre, l’article 1er de ce décret se lit comme suit: «La Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux Administratif est consultée sur toutes les questions relatives à la législation sur les finances publiques ainsi que sur les projets de contrats, accords et convention à caractère financier ou commercial auxquels l’État est partie. En toute matière, l’avis de la Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux Administratif est consultatif. Il ne lie ni la Commission Nationale de Passation des Marchés Publics, ni les autorités du Pouvoir Exécutif, ni les ordonnateurs et ne saurait paralyser ni empêcher la conclusion des contrats, accords et conventions mentionnés dans le premier alinéa».

À bien lire et à bien comprendre l’objectif de l’Exécutif, tel qu’exprimé dans cet article, particulièrement cette partie que j’ai pris la peine de mettre en gras, la Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux Administratif devient une instance futile, et ses avis n’ont désormais aucun pouvoir contraignant à l’égard des décisions que prendront, justement, les instances et les agents du Pouvoir qui détiennent les cordons de la bourse et qui engagent effectivement l’État. Ce décret vient tout simplement invalider une loi et une pratique administrative qui servaient de rempart contre des décisions et des projets dont le financement pouvait se révéler des erreurs administratives coûteuses ou, pire encore, des opportunités de corruption et de collusion entre des officiels de l’État, à plusieurs niveaux, et des entreprises bénéficiaires de contrats sur des bases frauduleuses. Désormais, la voie est libre pour toutes sortes de magouilles. L’État vient de mettre à l’écart le paravent administratif qui devait protéger les contribuables contre des tentations de corruption, de malversation et de possibilités d’erreurs administratives tout court, de la part des fonctionnaires responsables, notamment ceux de la Commission de Passation de Marchés Publics.

Tout ce branle-bas se mène techniquement à moins de 100 jours de la fin normale du mandat présidentiel en cours, soit le 7 février 2021, et pour passer en force, expressément, un contrat de production d’électricité qui fait litige entre le Pouvoir Exécutif et la Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux Administratif. L’on se souvient de cette fameuse algarade entre le Ministre des Travaux Publics, des Transports et des Communications qui avait inélégamment forcé la porte de ladite Cour Supérieure des Comptes, ce qui avait nécessité la présence sur place d’un Juge, requis par le Président du CSC/CA, pour venir constater cette entrée quasi par effraction ainsi que les dégâts occasionnés par cette intrusion. Même l’actuel Premier Ministre avait dû intervenir pour apaiser les tensions entre les autorités en confrontation, soit le bouillant Ministre Joiséus Nader et le non moins ferme Président de la CSC/CA, Me Rogavil Boisguéné, qui avait exigé des excuses publiques de ce personnage qui avait inconsidérément taxé les honorables juges de cette Cour d’«ignorants et de sauvages». Si M. Nader était trop fier pour faire, lui-même, amende honorable, ce fut le Premier Ministre qui devait présenter des excuses aux Juges de la Cour Supérieure des Comptes, au nom du Gouvernement qu’il dirige. «Excuse acceptée», avait alors sèchement répliquée Me Boisguéné. Celui-ci avait remporté une manche, dans ce bras de fer public, mais il était clair que le gouvernement allait tenter, tôt ou tard de prendre sa revanche. Et elle est arrivée assez tôt, sous la forme de ce décret scélérat (je le répète à dessein) qui vient de nullifier une bonne partie des attributions de cette Cour et de ces juges considérés comme peu accommodants et qui empêchent des fonctionnaires imprudents de contracter à la va-vite et à leur guise, au nom du pays.

En outre, et pour faire bonne mesure, l’Exécutif y est allé d’une autre couche de limitations aux prérogatives de la CSC/CA. Toujours à l’Article 1er de ce décret, selon le même reportage du journaliste Robenson Geffrard dans Le Nouvelliste, il est précisé: «La Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux Administratif donne un avis consultatif dans un délai maximum de cinq (5) jours ouvrables, à partir de la date de réception desdits questions et projets, autres que ceux qui intéressent la défense ou la sécurité nationale. Pour les projets de contrats, accords et conventions intéressant la défense ou la sécurité nationale, la Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux Administratif donne un avis dans un délai de trois (3) jours ouvrables, à partir de la date de réception desdits projets.» Et, «une fois les délais prévus au 3e et 4e alinéas expirés, la Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux Administratif est réputée avoir rendu son avis consultatif et le processus se finalise». Comme menotte, on aurait de la difficulté à faire mieux pour une institution devant analyser, avec minutie, les détails des coûts et des processus à respecter dans l’exécution de contrats souvent complexes et ayant nécessité de nombreux mois de négociation et de préparation parfois alambiquée. Pris dans ce corset, on imagine mal des experts, livrant un avis éclairé et minutieusement étudié dans toutes ses facettes, sur des contrats entre des instances de l’État et des entreprises privées nationales ou internationales, et sur des accords et des conventions liant le pays et sa population, pour des années durant, à l’aveuglette et en vitesse, sans prendre le temps de soupeser le bien-fondé de ce qu’on soumet à leur appréciation. Et comme, de toute façon, personne ni aucune instance ne doive tenir compte de leurs avis, il est à prévoir qu’ils vont désormais s’abstenir de s’exprimer sur quoi que ce soit qu’on voudra bien daigner soumettre à leur éclairage.

La revanche du Pouvoir Exécutif contre cette instance réputée indépendante est donc totale et vient de rendre celle-ci aussi eunuque que ce qui reste du Sénat. Désormais, la CSC/CA est devenue une institution absolument insignifiante. Pire encore, ses recommandations pourraient éventuellement servir contre elle, toutes les fois qu’elle s’aviserait de procéder trop rapidement, sans prendre garde de commettre des erreurs d’appréciation et de valider inconsidérément des projets et des contrats qui lui sont soumis, sous prétexte de respecter des délais trop courts pour lui permettre de mener à bien sa mission, dans le menu détail et comme il convient. Mais cette revanche, pourra-t-elle tenir le test du temps et devant des tribunaux? Ce décret scélérat est sans contredit une usurpation et un abus flagrants de pouvoir, aux yeux de tout le monde, de tous les observateurs de la scène publique haïtienne, y compris de celles et de ceux qui logent dans les ambassades réputées amies de ce gouvernement. Comment pourra-t-on rejeter et condamner des verdicts contre des contrats qui seront éventuellement désavoués par des gouvernements subséquents ou dont le bien-fondé pourrait être testé, non seulement devant des tribunaux haïtiens mais devant des cours internationales qui pourraient en être saisies pour trancher le débat, en dernier ressort? C’est ce qui pend sur le pays, par exemple, dans le dossier SOGENER. Cela peut aussi survenir dans le dossier que refuse d’approuver la CSC/CA et qui suscite la rogne du Ministre des TPTC. La CSC/CA, après des études détaillées, avait noté quelque 20 manquements importants au contrat entre l’État et la General Electric International, pour la construction et la remise, clé en main, d’une centrale électrique de 55,5 mégawatts, à Carrefour, au coût de 57,588 millions de dollars américains, et ne pouvait, en conséquence, remettre un avis favorable pour ce projet.

Il faut se demander ce que sous-tend toute cette démarche du Pouvoir, tant de précipitation et cette radicalisation dans le saccage et la destruction de toutes les institutions de l’État. Il faut se demander également comment perçoivent ses protecteurs étrangers, devant cette autocratie qui se précise chaque jour davantage. À ce jeu, Jovenel Moïse pourrait bien gagner, en comptant sur le désintéressement de ses alliés du CORE Group, dans ses démêlés internes, jusqu’au moment où il leur faudra éponger la facture qu’il va leur soumettre pour l’aider à se maintenir au pouvoir et à acheter un peu de paix publique, comme ils le font aujourd’hui. Mais, devant l’imminence d’une autre année de grabuge et de dislocation accélérée du pays, de criminalité rampante et de plus en plus structurée, au risque de devenir un facteur important, durable et incontournable du paysage social et politique du pays, pourront-ils encore opter pour jouer l’autruche et faire semblant que tout va assez bien au pays? Ils reprochaient à l’opposition sa fragmentation et son manque de pragmatisme devant la situation économique, sociale et politique du pays. Dans le temps, c’était, certes, mérité, à bien des égards. Mais avaient-ils seulement tenté d’écouter et même de conseiller cette opposition, autant qu’ils l’avaient fait en l’année 2003, pour le mouvement GNB, contre le gouvernement du Président Aristide? Et en quoi cette opposition d’alors était-elle plus structurée, moins violente et plus organisée? D’ailleurs, on a bien noté ce que cela nous a valu par la suite:

  • des assassins promus député et sénateur, et dont certains sont promptement subtilisés et embastillés outre-mer, pour ne pas causer encore plus d’embarras, sur la scène locale comme à l’étranger;
  • un Président et sa bande au crâne rasé (PHTK), bombardés au timon de l’État et cassant le Trésor public pour une facture de près de 4 milliards de dollars qu’on devra rembourser, un jour ou l’autre, au Venezuela qui déjà ne roule pas sur l’or;
  • et son héritier politique qui a ensemencé le pays avec des gangs criminels un peu partout, surtout à la capitale où on les aura fédérés en «G-9 en famille et alliés» dont les membres ne cessent de commettre des exactions en plein jour, au cœur même de Port-au-Prince. Le dernier incident de ce genre est l’assassinat crapuleux de la jeune Évelyne Sincère, apparemment, par des membres de ce G-9 dont on s’est débarrassé promptement, en les remettant à une police trop veule pour jeter en prison ceux qui les avaient livrés, par la même occasion.

Peut-on me dire, en quoi une remise à zéro, un temps d’arrêt, comme celui proposé par l’opposition, toute tendance confondue, y compris par certains alliés du pouvoir actuel, serait plus dommageable à la stabilité du pays et à son devenir, à moyen et long termes, à la place de ce spectre de dictature qui se profile pour un établissement dans la durée, de façon indéterminée, en l’inscrivant dans la Loi-mère qu’on envisage de remplacer de façon expéditive? Pour couronner le tout, le gouvernement se propose de faire ce grand changement, juste au moyen d’un référendum qui serait conduit avec une population dont la carte d’identification civique courante se trouve opportunément invalidée et remplacée par une autre, fortement contestée et décriée, et dont la distribution est encore au stade embryonnaire. Quel pays ami peut cautionner une démarche aussi gauche, aussi évidemment frauduleuse?

Pour moi, à l’évidence, Jovenel Moïse joue à quitte ou double. Quitte: il négocierait son départ du pouvoir d’ici au 7 février 2021 ou un peu plus tard. On achèterait alors un peu de paix pour panser nos blessures, moyennant qu’on lui laisse garder la part du lion qu’il s’est octroyé, pour lui et les siens. Double: il parviendrait à surfer sur la dislocation de l’opposition et à marchander le support des étrangers à son maintien au pouvoir, jusqu’au 7 février 2022. Il aurait alors le temps de faire adopter une nouvelle Constitution où le Président de la République détiendrait tous les pouvoirs et dicterait le fonctionnement des autres instances qui lui seraient alors subalternes et dociles: un Parlement à sa main dont les élus seraient des bénis-oui-oui, des faire-valoir pour des artifices démocratiques fort accommodants et absolument essentiels pour nos tuteurs.

Mais il se pourrait aussi qu’il perde toute la mise, en voulant trop accaparer le pouvoir, sans même prendre le soin d’un certain décorum. Déjà, l’Oncle Sam s’impatiente et réclame des élections illico. Un perroquet à l’OEA répète en écho, qu’il s’attend à des élections d’ici au 1er janvier 2021. Mais il est clair que cela ne sera pas le cas. Il sera techniquement impossible de tenir des élections à une aussi brève échéance. Cela, tout le monde l’aura compris. Mais il ne serait pas impossible de respecter l’échéance constitutionnelle du départ de Jovenel Moïse du pouvoir au 7 février 2021. C’était arrivé avec Martelly en 2016. Il y a bien eu un gouvernement intérimaire d’un an qui a passé le pouvoir à un gouvernement élu, sans trop de casse, sans la catastrophe appréhendée. C’était aussi le cas avec l’avènement du gouvernement intérimaire de la Juge Herta Pascale Trouillot, en 1990. Alors pourquoi ce ne serait pas aussi une possibilité, surtout avec le changement de gouvernement à Washington qui pourrait infléchir la tendance et la lecture de la situation en Haïti, modifiant ainsi substantiellement l’équilibre des forces au pays. Actuellement, le principal levier du Pouvoir, c’est l’appui indéfectible des États-Unis qui conditionne, par le fait même, celui de ses autres partenaires. Enlever ce pilier, et tout le château de cartes politiques de Jovenel Moïse, s’écroule. Surviendrait alors une autre donne politique. Est-ce que je rêve, tout éveillé, dites-moi?

Pierre-Michel Augustin

le 10 novembre 2020

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