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Vers une énième occupation étrangère de la République d’Haïti

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Et nous voilà repartis, semble-t-il, vers une autre période d’occupation de la République d’Haïti, une énième fois. On la voyait venir, celle-là, depuis quelques temps. Dans les jours suivants l’assassinat du Président Jovenel Moïse, le 7 juillet 2021, le Premier Ministre intérimaire de facto d’alors, M. Claude Joseph, l’avait demandé également. Mais cela ne suffisait pas. Ce n’était pas au goût de la Communauté Internationale, plus spécifiquement des États-Unis. Alors, on a laissé courir. On a laissé le pays mijoter dans son jus, pendant une autre année de descente aux enfers. On a alors pressé le citron un peu plus, jusqu’à la dernière goutte. Et puis, on a exigé une capitulation totale, publique et officielle. Le Secrétaire Général de l’OEA l’a exigé publiquement. Haïti doit faire une demande officielle d’intervention sur son territoire pour qu’on s’y penche. On a sorti alors le grand jeu pour ce faire. Et cela a marché. Le Premier Ministre de facto, Ariel Henry, le lui a servi personnellement, en réclamant publiquement une intervention militaire sur notre territoire, lors d’une adresse officielle à la Nation, le mercredi 5 octobre 2022. Il a ensuite obtenu une reddition totale de son Conseil des Ministres, réuni le jeudi 6 octobre et placé devant un fait accompli, sous la forme d’une «Résolution autorisant le Premier Ministre à solliciter un support international pour faire face à la crise humanitaire, tel que publiée dans un numéro spécial de Le Moniteur (No 29), le vendredi 7 octobre 2022.

En substance, le document officiel dit ce qui suit:

Le Conseil des Ministres donne mandat au Premier Ministre, Ariel Henry, pour:

  1. Solliciter et obtenir des partenaires internationaux d’Haïti un support effectif pour le déploiement immédiat d’une force spécialisée armée, en quantité suffisante, pour stopper, sur toute l’étendue du territoire, la crise humanitaire causée, entre autres, par l’insécurité résultant des actions criminelles des gangs armés et de leurs commanditaires;
  2. Parvenir rapidement à un climat sécuritaire devant permettre de lutter efficacement contre le choléra, de favoriser rapidement la reprise de la distribution du carburant et de l’eau potable à travers le pays, le fonctionnement des hôpitaux, le redémarrage des activités économiques, la libre circulation des personnes et des biens, et la réouverture des classes;
  3. Mettre en place une commission interministérielle chargée de produire rapidement un document définissant l’ensembles des actions indispensables à entreprendre parallèlement, en vue de rendre durables les initiatives qui seront prises.

En termes clairs, le Conseil des Ministres, dans sa quasi-totalité (la signature du ministre de l’Éducation Nationale et de la Formation Professionnelle, M. Nesmy Manigat, n’apparaissant pas au bas de cette résolution), autorise et est solidaire de cette demande formelle pour une intervention étrangère armée en Haïti, en nombre suffisant sur tout le territoire, et ce, pour une période indéterminée. Le Conseil des Ministres, dans sa presque totalité, excluant encore le ministre Nesmy Manigat dont la signature n’apparaît pas sur cette Résolution, adhèrerait à cette assertion voulant que l’aggravation des troubles au pays, depuis l’augmentation récente des prix du carburant, par décret gouvernemental, soit l’œuvre, presque exclusivement, de gangs armés, commandités par des oligarques corrompus et des politiciens véreux, pressés de prendre le pouvoir en dehors de la voie des urnes, et qu’il faut les maîtriser par la force des armes, avec l’aide de ces militaires étrangers. Cette lecture particulière des évènements, partagée et répercutée, à la fois par des officiels étrangers, et non des moindres, entre autres: le Président américain, M. Joseph Robinette Biden, le Secrétaire d’État américain, M. Anthony John Blinken, ainsi que la Ministre des Affaires Étrangères du Canada, Mme Mélanie Joly, le Secrétaire Général des Nations Unies, M. Antonio Guterres, son homologue de l’OEA, M. Luis Almagro, risque d’influencer la mission et l’action des militaires étrangers en détachement en Haïti, et de les orienter en support à des politiques et aux mesures prises par l’actuel gouvernement haïtien, qui affectent adversement la population en général. Celle-ci, en retour, manifeste violemment contre des mesures qu’elle juge allant à l’encontre de sa survie immédiate, déjà assez calamiteuse, avec un taux de chômage élevé, un taux d’inflation d’environ 30%, une dévaluation accélérée de la gourde, sans parler d’une insécurité galopante contre laquelle le gouvernement ne semble ni vouloir ni pouvoir combattre. Voici donc l’état des lieux, l’état de la situation dans laquelle des forces étrangères sont invitées à intervenir pour rétablir un semblant d’ordre, un semblant de fonctionnalité suffisante pour permettre une sortie de crise et éviter, si cela est encore possible, de voir le pays sombrer dans une catastrophe humanitaire sans précédent. Ce risque est effectivement très présent.

Mettons-nous dans la peau de gens qui n’ont plus d’électricité depuis plusieurs semaines, qui n’ont pas accès à un minimum de soins hospitaliers, faute de carburant, faute d’électricité, faute de moyens de locomotion. Mettons-nous dans la peau des pères et des mères de famille qui ne savent pas ce qu’ils vont pouvoir offrir à manger à leurs enfants, aujourd’hui, demain et après-demain, qu’ils vont devoir garder à la maison, pour leur sécurité, et les priver d’aller à l’école, pour toutes ces raisons ci-haut mentionnées. Si nous effectuons cet exercice, alors, nous comprendrons, d’une part, qu’un gouvernement, le moindrement légitime, qui ne solliciterait pas une aide immédiate pour faire face à cette situation pourrait, à juste titre, être accusé et condamné pour refus d’assistance à une population en danger, surtout si le pire devait survenir. Mais pouvait-il le faire tout seul, sans s’allier à d’autres instances légitimes, à d’autres institutions nationales ayant encore pignon sur rue et disposant encore d’une certaine légitimité ? Et quelle devrait être la nature de cette aide? Surtout, à qui et à quoi devrait-elle servir? Une autre question tout aussi lancinante est la suivante: fallait-il se rendre à ces extrémités, à tel point qu’il faille demander une aide internationale d’urgence, pour un motif autre qu’une catastrophe naturelle imprévisible, comme un cyclone, un tremblement de terre ou une épidémie hors de contrôle?

S’il peut être justifié de devoir recourir à réclamer une intervention internationale d’urgence, pour la dernière considération susmentionnée, il nous incombe aussi de comprendre et d’expliquer pourquoi nous en sommes rendus là. Après que le président Jovenel Moïse ait été effacé du pouvoir, par des moyens exécrables, il est vrai, il convenait à celles et à ceux qui lui ont succédé, de faire un post-mortem et de prendre des décisions pour atténuer les tensions sociales et politiques sous-jacentes et non de poursuivre dans la même veine, voire de redoubler d’efforts pour atteindre, coûte que coûte, les mêmes objectifs. Les résultats de telles démarches ne pouvaient aboutir qu’à envenimer davantage la situation et la mettre potentiellement hors contrôle, par nos faibles moyens. La Communauté Internationale, avec le Core Group, qui soutient ce gouvernement et le conseille, devait se rendre compte que maintenir de telles politiques conduirait inévitablement à la situation que nous déplorons aujourd’hui. Cela fait au moins 10 mois que tous les observateurs annonçaient cette catastrophe. Mais, le gouvernement et ses tuteurs n’en ont pas tenu compte. Avaient-ils voulu justement en arriver là, qu’ils n’auraient pas procédé autrement.

Pourtant, nous avions connu une situation similaire, à certains égards, il y a 5 ans: un transfert de pouvoir politique très tumultueux. Nous l’avions géré différemment. Un président provisoire, le sénateur Jocelerme Privert, secondé par un premier ministre intérimaire, politicien d’expérience et haut fonctionnaire chevronné, en la personne de M. Énex Jean-Charles, furent choisis. Ils ont consenti à constituer un gouvernement de coalition effective et de mettre en œuvre une politique d’apaisement. Et ils sont parvenus à reconduire le pays vers des élections, somme toute, sans trop de bavures. Bien sûr, en cours de route, ils ont dû avaler quelques couleuvres, mais cela faisait partie du jeu, et ils le savaient, dès le départ. Ils ont eu à compter avec la méfiance, voire l’hostilité de la Communauté Internationale qui leur ont tenu la dragée haute, allant même jusqu’à geler des fonds étrangers déjà alloués pour la tenue des élections. Et, n’était-ce la lourde insistance de la Communauté Internationale pour orienter ces élections vers le choix de leur poulain, également celui d’une certaine partie de la classe économique du pays, sous peine de voir contester la validité du scrutin, les résultats de ces élections auraient pu être tout autres. Qui sait? Ce gouvernement provisoire avait fait aussi le constat du lourd handicap financier et économique de devoir subventionner les prix du carburant. Lui aussi, il avait dû se colleter à cette difficulté et avait été tenté de réduire un peu cette charge, en proposant une augmentation de seulement 30 à 25 gourdes le gallon. L’opposition politique, à l’époque, avait ameuté la population et celle-ci s’y était opposée et avait menacé de reprendre la route des manifestations et des turbulences. L’ex-Premier Ministre Evans Paul, qui n’a pas toujours été un homme politique très… «posé», avait alors déclaré que le Président de facto avait deux choix: «composer ou décomposer»! Le gouvernement Privert/Jean-Charles avait opté pour le second. Il a reculé. Il n’a pas insisté, pour éviter de provoquer le grabuge annoncé par l’opposition. Ce gouvernement avait alors rescindé sa décision financière et économique d’augmenter de 30 gourdes le gallon de carburant à la pompe. Il a sagement préféré de «composer» avec l’opposition politique. Il n’avait pas perdu de vue son objectif ultime: celui de retourner le pays sur la voie de la normalité administrative, politique et institutionnelle. Le Président provisoire, Jocelerme Privert, et son Premier Ministre de facto, Énex Jean-Charles, avaient ainsi pu compléter le mandat qui leur avait été confié. Ils ont tenu les élections et repassé le pouvoir à des élus, dans un délai d’un an.

C’est exactement ce à quoi on aurait dû s’attendre de ce nouveau gouvernement intérimaire. Toutefois, quinze longs mois après avoir accepté ce mandat, nul ne sait quand il sera possible de tenir des élections au pays. Étant un gouvernement de fait et ne détenant aucune légitimité populaire ou électorale, les seules décisions auxquelles il avait droit étaient celles qui lui permettraient de mener sa mission à terme: assurer la sécurité publique sur tout le territoire, de façon à favoriser la tenue des élections démocratiques dans les meilleurs délais, tout comme le fit le gouvernement intérimaire antérieur; gérer les finances publiques au mieux et de façon transparente; assurer le fonctionnement des institutions publiques, de sorte que le prochain gouvernement puisse, selon le mandat qu’il aura obtenu par la voie des urnes, y apporter les modifications et les réformes convenues et souhaitées. Rien d’autre. Mais, au lieu de cela, ce gouvernement, sans mandat et, de surcroît, sans consultation avec ce qui nous reste d’élus légitimes encore au Sénat, a décidé de relancer et de continuer des démarches, en vue de doter le pays d’une nouvelle constitution. Il a décidé de plus que doubler le prix du carburant, le gallon de gazoline passant de 250 gourdes à 570 gourdes (128%), le diesel de 353 gourdes à 670 gourdes (89,81%) et le kérosène de 352 gourdes à 685 gourdes (94,60%), provoquant ainsi la fureur fort prévisible et longtemps annoncée de la population, si cela advenait. Plus qu’une bourde politique, cela peut être assimilé à une provocation planifiée et exécutée sciemment pour aboutir exactement à cette situation. Et, c’est dans ce contexte que le Premier Ministre de facto a demandé l’intervention d’une force internationale pour l’aider à reprendre le contrôle effectif du pays en s’y appuyant, et de l’échiquier politique, par la même occasion, afin de mener à terme ses objectifs politiques rejetés par la population. Il l’a fait sans l’aval de ce qui reste du Sénat qui lui a d’ailleurs transmis une contre-Résolution, votée par 8 des 10 sénateurs restants (la signature du Sénateur du Département du Nord-Ouest, M. Kédlaire Augustin, n’apparaissant pas sur cette résolution et le Président du Sénat ne prenant pas part, à ce que je sache, au vote des résolutions). Il faut ajouter à cela, l’opposition affirmée du bloc des signataires de l’Accord de Montana et d’autres organisations importantes de la société civile à cette démarche gravissime qui aurait nécessité leur adhésion, dans ce moment critique.

Il faut espérer que les pays amis qui vont accepter de mobiliser leurs forces armées pour les dépêcher en Haïti et les engager dans une entreprise dite de sécurisation du transport des denrées essentielles à la santé publique et pour pacifier le pays, sachent bien à quoi s’en tenir et dans quel bourbier ils s’aventurent. S’il est louable de voler au secours d’une nation sœur en difficulté et qui sollicite cette aide publiquement, c’est une autre histoire que d’intervenir pour faciliter le maintien illégal au pouvoir d’un gouvernement sans mandat et qui, en outre, entreprend de modifier, durablement et à son avantage, l’échiquier politique, car c’est exactement de quoi il s’agit. La modification de la Constitution n’est pas une simple affaire. Il ne s’agit pas d’une simple loi régissant tel ou tel autre fonctionnement d’un secteur politique, social et économique du pays. Il s’agit de la charte fondamentale du pays, à laquelle les citoyennes et les citoyens doivent adhérer et prêter allégeance, majoritairement, pour espérer voir ce pays fonctionner harmonieusement et durablement. Bachoter un tel document, c’est courir au désastre certain, à une turbulence politique permanente et à une boucle sans fin d’interventions étrangères à répétition.

Mais la messe est dite, une autre fois. Le Secrétaire Général des Nations Unies, M. Antonio Guterres qui n’attendait que cela, a bien reçu la correspondance officielle du Premier Ministre Ariel Henry, datée du 9 octobre, sollicitant le déploiement immédiat d’une force spécialisée armée, en quantité suffisante, pour intervenir sur tout le territoire du pays. Les États-Unis disent considérer cette demande officielle. Le Canada également. Une réunion spéciale des Nations Unies est convoquée pour le 21 octobre prochain pour donner suite à cette demande. Nul ne sait désormais vers quelles autres dérives le pays s’orientera, une fois cette force établie sur notre territoire. Il faut donc espérer pour le meilleur, tout en redoutant l’avènement du pire encore, comme ce furent les cas pour les autres interventions antérieures.

Pierre-Michel Augustin

le 11 octobre 2022

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