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Gare à l’oubli…

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Pour parodier Charles Aznavour (1), j’aurais bien aimé vous parler d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître. Ce qui est plus que raisonnable dans un pays où 54% de la population sont âgés de moins de 25 ans et 31% dans la tranche de 10 à 24 ans. Cependant, la prédominance de la jeunesse au sein de la population ne saurait tout excuser. Loin d’être un handicap, cela devrait constituer un atout majeur, avec de grands potentiels d’avenir. Comme l’aurait si bien dit notre grand Manno Charlemagne : «lajenès pa inosan». Si l’âge ne peut pas tout innocenter, elle ne peut pas non plus tout excuser. Comme le souligne Carole Poirrier (2), en citant Koffi Annan qui nous fait comprendre que : «Personne ne naît bon citoyen, aucune nation ne naît démocratique. Mais, pour tous deux, il s’agit plutôt d’un processus en constante évolution. Les jeunes doivent être inclus, dès leur naissance. Une société qui se coupe de sa jeunesse est une société qui se coupe de sa source de vie et se condamne à mort.»

Quand, depuis des générations, on laisse une société, comme la nôtre, s’enliser dans la violence, aboutir à un tel point de dégénérescence où la fuite s’offre comme alternative, cela incite à se poser de bonnes questions. Il faut bien chercher le chaînon manquant et trouver le point de rupture. Puisqu’il n’existe pas de génération spontanée, le devoir de mémoire nous impose, à nous toutes et à nous tous, plus particulièrement, à celles et à ceux des générations précédentes, comme l’aurait bien suggéré Edmond Paul, au moins, de bien identifier les causes de nos malheurs (3). Sinon, les faits d’actualités et de propagandes s’imposeront et se propageront comme des traînées de poudre venimeuses, pour falsifier, jusqu’à engloutir, le peu de repères historiques qui nous reste. Laisser aux trames du quotidien, la tâche d’imprimer, dans la mémoire de cette jeunesse largement majoritaire, l’image d’un pays pris au piège de la déchéance, serait de l’irresponsabilité absolue. Si notre chère Patrie, en dépit des multiples déboires et vicissitudes qu’elle a connus et traversés, n’a jamais toujours été cette «entité chaotique ingouvernable» (4), la réponse ne peut pas être ailleurs. Le ver est peut-être dans le fruit.

Haïti n’a jamais été le paradis sur terre, loin de là, mais jamais l’enfer n’a été si proche non plus. Il était une fois, et c’est à la portée de cette jeunesse, nos artistes chantaient la beauté de nos paysages, des exilés et des migrants évoquent sans gêne le mal du pays. Au moment les plus sombres du régime totalitaire (5) des Duvalier, celles et ceux du dehors, celles et ceux qu’on forçait ou qui ont été forcés de quitter le pays, faisaient du retour un impératif. Un retour à n’importe quel prix et par n’importe quel moyen. Tout déplacement ne fut qu’un détour.

Depuis la fondation de ce cher petit pays, la lutte pour la survie a été rude mais dans la dignité. On se battait pour l’égalité, pour la souveraineté. Il nous arrivait même d’être l’étendard de toute une « race ». Les stigmates de l’esclavage nous ont poussés à sacraliser la liberté, au point qu’il nous arrivait de racheter, aux mains des puissances esclavagistes, leurs esclaves pour leur rendre leur dignité. Tout opprimé fuyant l’oppression esclavagiste, d’où qu’il provienne, fut réputé libre une fois rendu sur le sol sacré d’Haïti, et nous en étions fiers. Quel est l’objet de notre fierté aujourd’hui ?

Quand, sur ce même sol, la séquestration contre rançon, le kidnapping s’instaure impunément comme moyen d’enrichissement, c’est la coupe qui déborde. Comment ne pas crier halte-là et se demander est-ce un défaut de mémoire ou une métamorphose génétique ? S’agit-il d’un cauchemar ou d’un périlleux glissement ? On aurait bien aimé que ce soit un cauchemar. Mais non. Dans la réalité quotidienne, des gens sont tués, séquestrés. Circuler devient un risque et survivre une gageure.

Au lendemain de l’Indépendance, nous n’étions qu’une poignée d’environ 500 000 âmes. Un peuple très hétéroclite. Une nation encore hésitante qui édifiait à peine ses repères. Parmi nous, une large fraction ne pensait qu’à un retour au pays natal, nan Ginen, l’Afrique. Hésitants et chancelants mais, sur un point, on était tous d’accord : plus jamais l’esclavage ! Aujourd’hui, il n’est même plus question d’Afrique. Notre chez nous c’est Haïti, cette Patrie que nous ont léguée nos ancêtres, au prix de leur sueur et de leur sang. Qu’avons-nous fait de cet héritage ? Qu’en est-il du pacte contre l’esclavage ? Hélas, c’est de l’ordre de la réminiscence ! 

Il ne s’agit pas de refaire l’histoire. Mais la jeunesse, la frange majoritaire de la population, doit savoir, qu’il n’y a pas si longtemps : le Skah Shah, Toto Nesesite, Émeline Michel chantaient encore Haïti chérie. Nostalgique me diriez-vous ! Ayiti se te pye bannnann lan. Aujourd’hui, voyager, se kouri san gade dèyè. Partir n’est plus un détour, c’est une fuite. L’Haïti que nous chérissons, en dépit de tout, depuis quelques temps, entre dans une phase de décomposition. Au commencement, elle était physique. Lentement, se dégradait l’environnement. À vue d’œil, des espèces disparaissent et s’assèchent des rivières. Quand soudain 12 janvier 2010, l’hécatombe ! les décombres. Anthropique, naturelle, écologique ? Brusquement, Port-au-Prince devient déserte. Tous les symboles de l’État sont à terre. Du Palais national au Palais de justice, en passant par le Parlement, tout a été démoli et détruit. Comme les saumons qui remontent le courant, la campagne redevient surpeuplée.

À mesure que l’Aide arrive, peut-être que Mark Schuller (6) avait raison d’intituler son ouvrage : « Cette charité qui tue », timidement les habitants repeuplent la capitale. Au milieu de cette tintamarre, les enjeux ne manquent pas. Autant de défis que d’opportunités. Il fallait reconstruire, repenser ou refonder, selon la formule des uns et des autres. Sous les décombres, la République de Port-au-Prince attise les convoitises. Quand un bilan partiel dénombre plus de 200 000 cadavres, les vautours ne sont pas loin. Cette date charnière du 12 janvier 2010, les moins de vingt ans peuvent bien se la rappeler. C’est le moment où la pente devenait la plus ardue, où s’accentue la dégringolade.

Il faut bien le reconnaître, après une telle secousse, déception, désespoir et désenchantement peuvent se conjuguer au présent. À ce stade, tout ou presque est excusable, même la démographie effrénée qui s’ensuit. À force de relâchement et de désillusion, pourquoi ne pas se laisser bercer par le chant des sirènes ? Et c’est à ces moments que le pire peut se produire. Aux moindres écarts, c’est la catastrophe assurée. C’est à ce moment précis, en l’espace d’un cillement (7) , au beau milieu de ce cafouillage, une certaine Communauté Internationale, en recourant à la manipulation électorale (8) , en guise d’appui démocratique, nous impose une bande d’aventuriers, des bandits légaux comme ils s’appellent, pour s’occuper de la gouvernance du pays.

Depuis l’avènement des bandits légaux au pouvoir, le pays est déboussolé, désorienté et cherche encore ses repères. Ils tentent par tous les moyens, pour falsifier le cours des événements, jusqu’à vouloir inculquer aux jeunes une version idyllique du duvaliérisme. Ils n’hésitent pas à créer la confusion et à surfer sur les errements et les bêtises de certains dirigeants d’après 86, pour entasser, dans le même panier, toutes les filles et tous les fils de la Nation. Ainsi, au nom d’une certaine culpabilité collective, ils décrètent qu’on devrait passer l’éponge, tout recommencer et remettre les compteurs à zéro. D’aucuns disent, depuis l’éclosion de ce pays, il n’a jamais reçu autant d’aide dans un aussi court laps de temps. Les chiffres se comptent en milliards. Mais en milliards engloutis. Pas sous les décombres, au contraire, mais bien en-dessus. Faute de preuves, en dépit de nombreux rapports d’enquêtes et d’accablants indices, les dilapidateurs courent encore les rues. Le Palais est toujours à terre, le Parlement inexistant et la Justice inopérante. C’est oublier la construction de 25 stades invisibles que nul n’arrive à repérer. Voilà l’un des objectifs cachés de ce kraze brize : kase fèy kouvri sa.

Pour remettre le pays sur les rails, il a besoin de contributions, de contributeurs et de contribuables mais pas de cette espèce d’assistance mortelle qui fait du gangstérisme le mode opératoire pour diriger le pays. Comment oser évoquer la réconciliation nationale comme solution miracle, quand les assassins, les dilapidateurs, à visage découvert, circulent en toute quiétude et avec arrogance ? Comme si c’est le hasard qui a propulsé un petit groupe d’affairistes aux timons des affaires pour dériver le pays vers les méandres du néant. Aidé par une certaine Communauté Internationale, aujourd’hui, aucun pouvoir, ou ce qui semble l’être, ne jouit ni de légalité encore moins de légitimité. On nage dans le vide. Le pays devient une prison, les jeunes le fuient, la paupérisation s’accélère, l’impunité règne en maître. Alors, face à un tel désastre, que faire ?

Au lieu de répondre, tâchons d’abord de comprendre ce qu’on ne peut pas faire. En aucun cas, on ne peut :

1- Légitimer l’impunité, au nom d’une quelconque réconciliation nationale ;

2- Hypothéquer davantage le peu qui nous reste de souveraineté pour la jouissance d’un pouvoir fictif ;

3- Continuer d’affaiblir les institutions, sous prétexte de contraintes internationales ;

4- Accepter cette situation comme un fait accompli, au nom d’une certaine impuissance.

En un mot, la reconstruction de ce territoire, dévasté par tant de catastrophes naturelles et anthropiques, exige, à la direction de l’État, des hommes et des femmes à la dimension de l’œuvre. La Communauté Internationale et ses sbires doivent savoir et comprendre, par n’importe quel moyen, qu’Haïti survivra et que cette conjoncture, aussi difficile et complexe qu’elle en a l’air, n’est qu’une parenthèse regrettable, dans la lutte populaire pour la conquête de la souveraineté nationale.

Berthony Pierre-Louis

Sociologue, professeur à l’Université d’État d’Haïti (UEH)

Université d’État d’Haïti

le 31 juillet 2022.

Notes

1. Compositeur qui a chanté la chanson intitulé la Bohème dont ces paroles sont issues.

2. Poirrier Carole, citant Koffi ANNAN : l’éducation civique et citoyenne dans la Francophonie, Berne, juillet 2015

3. Edmond PAUL : Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. Port-au-Prince, Haïti: Première édition, 1882. Les Éditions Fardin, 2015, 152 pp

4. Pour emprunter l’expression de Oswaldo Rivero dans le Mythe du développement, enjeux planète, 2003.

5. Michel R. Trouillot, Les Racines Historiques de l’État Duvaliérien. Port-au-Prince, C3 Editions, 2016.

6. Schuller Mark, Cette charité qui tue. Haïti, l’aide internationale et les ONG. Port-au-Prince, UEH, 2015.

7. Selon le titre du roman de Jacques S, Alexis publié chez Gallimard en 1959.

8. Alter Presse, le 26 avril 2011. Dans un audio datant du 3 juillet 2015, Monsieur Pierre-Louis Opont, ancien secrétaire général du CEP de 2011 laisse entendre sans ambiguïté que : Les résultats publiés n’étaient pas ceux du CEP.

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