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Un passeport, s’il vous plait!

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Voici ce que me raconta ce petit jeune qui a traversé la jungle du Darién.
Les élections étaient proches au Chili. Les sondages n’étaient pas favorables aux
candidats de gauche. Les rumeurs ou les discours de campagne laissaient présager qu’on allait
instaurer un visa d’entrée dans ce pays pour les Haïtiens. Il fallait que je me hâte pour avoir
vraiment une nouvelle chance. Les études, les rudes travaux, la militance politique, les jeûnes de
prière n’ont rien apporté de significatif dans ma vie. J’avais fini par comprendre que c’est le
respect de mes droits qui importait le plus pour moi. Partir vers un ailleurs, où l’on reconnaît que
je suis un être humain, m’était devenu une obsession. Ici, malgré mes années de militance dans
les associations et dans les partis politiques, je ne voyais rien poindre à l’horizon, sinon les
persécutions et les menaces. Je ne suis pas assez lâche pour dire: «mourir pour des idées mais de
mort lente» ou «partir ce n’est ni vivre ni mourir, rester peut-être plus dangereux», mais
l’expérience m’a fait comprendre que les temps ont changé. Le pays a cessé de produire des
leaders et des militants qui pourront dire comme l’autre: «si j’avance, suis-moi; si je tombe,
venge-moi; et si je recule, tue-moi». En attendant un éveil citoyen ou une prise de conscience, et
qu’on puisse enrayer ce système politique mortifère, j’ai cru qu’une expérience hors du pays me
ferait du bien. Celui qui ne connaît que son pays, ne connaît pas son pays, dit-on. Nous autres du
tiers-monde, il nous faut un visa pour aller voir ailleurs, tandis que, n’importe quels aventuriers
ou pervers, arrivant chez nous, sont accueillis en sauveurs. Bref, il me faut avant tout un
passeport. Quelqu’un m’a référé à une agence qui avait des accointances avec les responsables
du service d’immigration. On est sûr d’avoir le fameux sésame, dans un temps raisonnable. Je
m’y suis rendu. L’extrait des archives, les photos d’identité, la carte DERMALOG, la matricule
fiscale, tout était bien classé dans une grande enveloppe jaune, pareille à celle avec laquelle j’ai
fait le tour des ministères, des ONG, des bureaux des députés, des sénateurs et des magistrats,
pour faire le dépôt de mon CV, sans résultats. Un monsieur me demanda les papiers puis
m’invita à passer à la caisse à côté, pour payer. Étant averti, je ne fus pas surpris d’entendre que
le prix était quatre fois la valeur de la taxe réclamée par l’État. On s’en foutait du débat qu’on
nous faisait payer le double, parce le passeport de cinq ans avait le même nombre de page que
celui de 10 ans. Pour nous autres qui partons par nécessité, est-ce qu’une seule page n’est pas
suffisante? N’était-ce nos parents âgés, ce serait un aller-simple et puis, d’ailleurs, le passeport
pourrait être expiré avant que notre situation se régularise sur cette nouvelle terre d’accueil.
D’ailleurs, mon cousin Émile, qui s’était rendu à St-Martin, vit aujourd’hui à Sidney, en
Australie, après 12 ans. Une fois acquitté le bordereau, je reviens au monsieur qui me remit une
fiche de réclamation ne mentionnant aucune date. Il me fit savoir qu’ils ont mon numéro de
téléphone, ils m’appelleront quand le passeport sera prêt. Un peu désarçonné, je me rassis devant
ce petit employé qui brusquement devenait arrogant, après avoir encaissé mon argent. Le
propriétaire qui se tenait à quelques pas, me voyant l’air furieux, me dit de ne pas m’inquiéter,
que ce ne sera pas long. En regardant au fond de la pièce, j’ai remarqué un ensemble de portraits
de militaires et de civils qui ont dirigé le service d’immigration, je ne puis m’empêcher de dire:
Ah! ces pourris! Oui, ces pourris, vous allez probablement, parce que l’un d’entre eux a été
affable avec vous, tenter de l’exonérer, je vous le répète, ils sont tous des pourris. Je n’ai pas le
temps de vous faire l’historique de cette boîte de triste réputation. Regardez cette ligne de jeunes,
sous ce soleil de plomb, pour obtenir un service pour lequel ils paient. Pensez-vous que c’est par
hasard que cela dure depuis des décennies et qu’aucun d’entre eux n’ait pensé à une solution?

Nous savons tous que c’est en rendant le service inaccessible que ceux qui ont un minimum de
moyens ou d’estime de soi ne vont pas se faire humilier. Les agences et les raquetteurs feront
leurs beurres. Le directeur n’étant pas un «égaré», il aura sa part. Du temps de la dictature, il
fallait que ton nom aille au Palais national, avant d’être autorisé à avoir un passeport. Ensuite, ce
fut toutes sortes de tracasserie, surtout pour les honnêtes gens. Les fraudeurs habituellement
passent sans être inquiétés, parce qu’ils arrosent tout le monde. Allez! Mettre tout le monde dans
le même panier, n’est-ce pas un peu fort? Pour une fois non, la corruption est officielle dans cette
boîte. On vous fait payer pour l’urgence, l’extrême-urgence, tout ceci est illégale. Les recettes de
l’État doivent être votées par le Parlement dans la Loi de finances. Que fait-on de cet argent? Ça
alimente les caisses noires du gouvernement.
Il y avait, au centre, une grosse mosaïque, avec pour titre: Les chefs d’État d’Haïti, de
1804 à nos jours. Ce truc me gênait, à chaque fois que je le voyais quelque part. À chaque fin de
mandat, quelqu’un s’empresse d’ajouter la photo du nouvel élu ou de l’autoproclamé, parce qu’il
y a eu les coups d’État, donc ils ne sont pas tous légitimes. Cela me dérangeait de ne pas voir
Toussaint Louverture et pourtant, d’autres minables y figurent en bonne place.
Malheureusement, Toussaint a gouverné St-Domingue, il fut un «Général français». Au milieu
de la mosaïque, il y a Nord Alexis, Tonton Nò pour certains, le grand fauve, suivant le titre de la
monographie de Roger Gaillard, dit-il, inspiré par l’historien Marc Péan. J’ai pris mon sac à dos
et me dirigea vers la sortie.
Pour rentrer chez moi, à Carrefour, je dois prendre deux bus. Ce long trajet est
habituellement le temps de méditer sur la situation du pays ou sur mes projets. Cette fois, la
photo de Nord Alexis me hantait l’esprit, le grand fauve. Il fut nommé ainsi surtout à cause de
l’assassinat des frères Coicou, particulièrement le poète Massillon Coicou, dont tous les jeunes
qui ont eu la chance d’arriver au 2 e cycle du secondaire connaissent son poème «Complainte
d’esclave». Avec le temps on peut oublier le titre mais les premiers vers: «Pourquoi suis-je
noir?», on s’en souvient. J’ai brièvement pensé que les fauves qui ont dirigé ce pays sont friands
de poètes, de romanciers, d’écrivains quoi, les frères Ardouin, les frères Coicou, Jacques Stephen
Alexis, Jacques Roche. Avant eux, il y avait un journaliste Darfour. Sont-ils tous des fauves? On
pourrait dire que l’un d’eux, parlant de lui, assumait être un fauve, de même que son père: «Pitit
tig se tig». Cet échantillon de chefs d’État, permet-il de faire l’inférence que tous les chefs d’État
qui se sont succédé sont des fauves? À bien réfléchir, il s’agit d’une métaphore. On peut se dire
aussi méritent-ils tous d’être appelés ainsi? Un fauve est aussi un animal majestueux, ils chassent
pour se nourrir, c’est un exercice fastidieux. Certains de ces hommes n’ont pas ce caractère, ils
sont des hyènes, comme aurait dit Emmanuel Ambroise, des vautours ou des vipères. Le point
commun, c’est que chacun d’eux a au moins un crime qui lui soit attribué, et la malice populaire
veut que le fantôme des victimes n’arrête pas de hanter leur sommeil. Faisons un petit d’exercice
d’appariement. Toussaint Louverture a eu son neveu Moyse Louverture, entre autres,
certainement. Jean-Jacques Dessalines, on lui doit le respect de nous avoir conduit à
l’indépendance mais il a eu aussi son cortège de morts: les fantômes de Charles et de Sanite
Bélair l’ont poursuivi. Henry Christophe, le plus machiavélique d’entre tous, a sa cohorte de
morts, l’assassinat du plus célèbre de nos soldats, François Capois, dit Capois la mort, celui dont
même le cruel Rochambeau reconnaissait la bravoure. Que dire de Sans-Souci, le chef des
marrons qu’il fit assassiner dans un premier temps et ensuite, comble de cynisme, il donna le
nom de celui-ci à son Palais, pour le faire oublier complètement. Pétion, le parricide, n’a pas eu
que Dessalines, Gérin son complice dans l’assassinat de Dessalines, subit le même sort. Boyer fit
égorger le fils unique de Christophe, la reine Marie Louise et sa fille ont dû se réfugier en

Angleterre. Ensuite ce fut le règne des gérontes. Le peu de temps, que passèrent au pouvoir les
Rivière Hérard, Hérard Dumesl, Louis Pierrot, ne leur a pas permis d’avoir des adversaires à
éliminer brutalement. La tradition s’est-elle maintenue?
Allez! Faites comme aux temps anciens, quand on allait passer les examens du certificat
d’études primaires. Il y avait une méthode mnémotechnique pour retenir le nom des chefs d’État:
De-Chris-Pé-Boy-Hé-Phi-Pierrot-Riché… Trouvez leurs fantômes.
Dont acte. Komisyon pa chay.
Guy Craan MD, MSc
[email protected]

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