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Une autre étape, dans le corps-à-corps, se dessine en Haïti

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Je crois que nous sommes maintenant parvenus au stade où la décantation est assez avancée pour qu’on puisse identifier clairement qui sont les possibles piliers politiques sur lesquels on pourrait, éventuellement, se reposer pour opérer une certaine transition politique au pays. Jusqu’ici, toute l’agitation était comme une espèce d’exercice pour séparer la paille du grain, un genre de tamisage après un broyage politique et social qui permet d’identifier les pépites et d’écarter la gangue. Le substrat est là maintenant. Il reste juste à en faire un tri parmi les candidats les plus prometteurs, selon la perspective à travers laquelle on veut les considérer.

Jovenel Moïse n’avait pas compris qu’il n’était qu’un pion sur l’échiquier. Il s’était pris, pendant un moment de vertige politique, pour un maître du jeu qui était devenu incontournable. Il avait cru, ou bien on lui avait laissé croire, qu’il était devenu important, un atout-maître avec qui on allait devoir compter. Ce fut un leurre et il s’est laissé berner. On ne s’est pas contenté de le contourner, on a fait pire encore. On l’a juste effacé du tableau, pour bien montrer qu’il ne comptait pas dans l’équation ni pour la suite des choses. Maintenant, on essaie un autre pion. Malheur à lui s’il se laisse monter cette fièvre à la tête car ce ne sera pas avec une compresse d’eau froide qu’il en sera traité. Les maîtres du jeu ne font plus maintenant dans la dentelle, avec des déportations et des exils temporaires ou définitifs. Désormais, ils pratiquent l’excision finale. C’est bien plus radical et c’est sans recours possible.

Pour bien mettre la table et pousser ce pays vers l’anarchie totale, il fallait un petit coup d’accélérateur car, juste avec les gangs qui opèrent aux quatre coins de la Capitale, cela ne suffisait plus. L’année scolaire allait rouvrir en septembre. On a dû la repousser au 3 octobre et, malgré toutes les difficultés créées pour le convaincre de le faire, ce peuple refusait de comprendre les signaux qui lui étaient adressés en filigrane, pour abdiquer le peu qu’il lui reste de souveraineté. Rareté de carburant, augmentation du coût de la vie, campagne de kidnappings à l’aveugle mais rien n’y fit. Le peuple haïtien persistait à tenter de fonctionner comme si de rien n’était. Dans sa fameuse et proverbiale «résilience», il persistait à faire semblant de vivre normalement. Les marchés fonctionnaient, tant bien que mal. Les marchandes se faisaient rançonner par des bandits locaux qui levaient leurs propres taxes auxquelles étaient assujettis les résidents sous leur obédience. Les grosses huiles prenaient l’avion pour aller outre Port-au-Prince et y revenir. Et, pour circuler dans la ville, certains utilisaient leurs propres véhicules blindés ou s’en louaient un, à grands frais. Mais la vie continuait. Les gens manifestaient de temps à autre contre la vie chère et cela devenait presqu’une routine. Alors vint l’idée de faire le coup de l’augmentation brutale du coût des carburants déjà en grande rareté. C’était le coup d’accélérateur idéal pour raviver les flammes et convaincre les pompiers à venir éteindre l’incendie ainsi provoqué. Du coup, on fera maison nette, on rasera la bicoque pour se reconstruire à neuf, et selon des règles et des standards que l’on taillera sur mesure. C’était cela, l’astuce. Les assureurs, en l’occurrence: la Communauté Internationale, sont dans le coup. Cela devrait marcher, sans faute.

Mais, Ô surprise, cela ne fonctionne pas tout à fait encore. À l’ONU, la partie se révèle loin d’être gagnée d’avance. Pourtant, son Secrétaire Général, Antonio Guterres, s’appuyant sur le rapport alarmiste et catastrophiste, pour une fois, de sa Représentante en Haïti et Cheffe de la BINUH, réclame une intervention immédiate et musclée des pays membres, pour voler au secours de la population dont il vient de découvrir la situation d’extrême urgence. Imaginez cela: des populations déplacées en raison de la violence des gangs; la réouverture des classes hypothéquée par la violence des gangs; des manufactures qui ferment leurs portes toujours en raison de la violence des gangs. Il faut faire quelque chose, et vite. Cela ne peut pas durer. Cela ne peut plus durer. Et pourtant, cela durait depuis déjà assez longtemps, depuis au moins 2 ans, sinon plus. Parlez-en avec les gens de Martissant, de Grand-Ravine, de Cité-L’Éternel, de Village-de-Dieu, de Cité-Soleil, de Bel-Air et de Croix-des-Bouquets. Ce n’est pas nouveau pour eux qui se sont habitués à vivre dans la peur constante d’une prébende quelconque, d’une balle gratuite, funeste ou pas, victime ciblée ou perte collatérale d’un crime perpétré sur un des siens ou sur un parfait inconnu. Leurs enfants n’allaient à l’école qu’une fois ou deux par semaine, en jouant au cache-cache avec les balles des bandits. Plusieurs en ont été victimes. Certains en sont morts. Les filles violées ne font plus la manchette. Les maisons incendiées non plus. Tout cela était devenu des faits divers comme tant d’autres. Mais, le Secrétaire Général viendrait tout juste de s’en rendre compte.

Alors, il a fallu mettre un peu d’huile sur le feu pour en raviver les flammes. Et c’est ce que fit le Premier Ministre Ariel Henry et son gouvernement. Je dis bien, lui et son gouvernement, car tous ses ministres signataires de ce décret mortifère d’augmentation, que dis-je, du doublement du prix du carburant, sont coupables ou bien complices du chaos qui en résulte. Mais, cela aussi a duré un temps. La population, à un certain moment, fatiguée de cette longue mobilisation, avait commencé à lâcher prise. On a beau protester tous les jours, mais si rien ne change, il faut quand même continuer à vivre, à s’occuper de sa famille, de ses enfants, de soi-même un peu. Il faut manger, pour celles et ceux qui peuvent encore se le procurer, et partager le peu qu’ils ont avec d’autres, autour d’eux, qui crèvent littéralement. L’ONU le reconnaît d’ailleurs. Dans nos prisons, il y a environ 12 000 prisonniers qui sont à l’article de la famine et qui ne subsistent que grâce aux dons alimentaires de Food for the Poor. Et, plusieurs n’en réchappent pas et meurent d’inanition, sinon de maladies dont ils ne mourraient pas, s’ils étaient assez nourris, par ailleurs. La famine guette aussi bien de nos compatriotes qui, eux, ne sont pas en prison, du moins pas dans une de nos geôles mal famées et mal administrées. Près de la moitié de notre population en serait touchée, à des degrés divers.

Et ce gouvernement, déjà de facto et illégitime, incapable d’assurer la sécurité des vies et des biens, qui a perdu tout contrôle sur les sites stratégiques et d’importance vitale pour le pays, ce gouvernement incapable de subvenir aux besoins les plus élémentaires de sa population, refuse de reconnaître qu’il est inepte, incapable et incompétent. Il refuse de remettre sa démission et de laisser la place à d’autres pour tenter de faire mieux. Il s’accroche au pouvoir, envers et contre tout, et espère s’y maintenir avec le concours d’une force internationale, appelée pour venir au secours du peuple en situation d’urgence mais qui le garderait à la tête du pays, jusqu’à ce qu’il en déciderait autrement. Il a eu maintes propositions de sortie de crise qui lui ont été offertes mais avec lesquelles il n’a pas voulu composer parce qu’il insiste à faire à sa tête et à croire que lui seul à raison. La Communauté Internationale, ce parrain qui lui a tenu la main pour l’installer au pouvoir et lui en confier les rênes, est tout autant coupable et complice de cette situation qui perdure et qui voit mourir un nombre incalculable de victimes, jour après jour, en ne faisant pas entendre raison à ce gouvernement et en le confortant dans son jusqu’au-boutisme stérile.

Maintenant que la demande d’une intervention armée internationale a été logée par ce gouvernement à l’ONU, plusieurs États de la région se renvoient la patate chaude qu’est devenue Haïti. Cette intervention, si elle devait se faire, doit-elle s’appuyer sur ce gouvernement illégitime pour faire ce «reset» ou bien doit-on regarder ailleurs dans la société civile et dans l’élite politique actuelle pour assainir la situation? Devant ce dilemme, des rencontres d’évaluation et de sondage ont été menées récemment auprès de différents secteurs politiques. Des discussions sont entamées avec des leaders politiques, dans l’idée de dégager certaines personnalités viables, susceptibles de faire partie de la solution au problème haïtien. Et, à mon point de vue, à cette étape, des nouvelles stratégies de lutte commencent à prendre corps sur le terrain. C’est ainsi que je m’explique ces nouveaux développements. Une stratégie d’attaques plus ciblées semble se dessiner, cette dernière semaine. Certains leaders plus ou moins mainstream, donc susceptibles de recevoir une certaine reconnaissance de la Communauté Internationale, sont carrément ciblés. Éric Jean-Baptiste, le leader du RNDP, pour un, vient de payer de sa vie. La menace était pendante et l’information était courante sur certains réseaux sociaux et même dans une émission publique de radio. Et il n’est pas le seul visé. Je classe le kidnapping de l’agronome Anthony Dessources, membre du directoire du parti Fanmi Lavalas, dans la même catégorie. Certaines forces politiques viseraient vraisemblablement à intimider et à instiller une peur diffuse dans la communauté politique, jusque-là assez exempte de ces menaces. Il en est de même de l’attentat contre le journaliste Roberson Alphonse. C’est une catégorie de personnes qui, jusqu’à présent, n’avaient pas eu autrement à souffrir de la situation délétère du pays et qui semblaient assez à l’abri pour continuer à vaquer à leurs affaires, en prenant certaines précautions, il est vrai. Mais, tout d’un coup, plusieurs sont touchées directement, dans leur intégrité physique. La préoccupation devient alors tout autre, l’imminence et la réalité de la menace pèsent inévitablement au moment de la prise de certaines décisions politiques. C’est un secret de Polichinelle par exemple que certains chefs de gangs réclameraient une amnistie pour leurs crimes et ceux de leurs bandits affiliés. Certains animateurs d’émissions de radio à la Capitale en ont fait état. Selon Jean Rebel Dorcénat, un rapporteur de la Commission de Désarmement, de Démobilisation et de Réinsertion (CNDDR), des chefs de gang dont celui du G9, réclameraient une amnistie pour leurs membres, leur intégration dans le prochain gouvernement, des emplois pour leurs proches et l’élimination des avis lancés contre eux, pour faire la paix. Par ricochet, j’imagine que cette mesure pourrait être étendue à tous les bandits, économiques, politiques, de droit commun et criminels qui ont sévi sur le pays au cours des années. Kase fèy, kouvri tout lòbèy. On efface l’ardoise, on oublie tout et on recommence, comme si de rien n’était. Au diable les quelques milliards de dollars du fonds PetroCaribe! Cela passera dans les pertes et profits des comptes de l’État. Podyap ! Monferrier Dorval, Grégory Saint-Hilaire, Marie Antoinette Duclair, Diego Charles et maintenant Éric Jean-Baptiste! Paix à leur âme! Ce dernier, tout particulièrement, était révulsé à l’idée même d’envisager une telle proposition d’amnistie, et il le disait haut et fort. D’ailleurs, il n’est pas tout seul dans ce camp. Le colonel Himmler Rébu, le leader du GREH, n’en démord pas, non plus. Podyab! Jovenel Moïse aussi! Il avait redouté le sort qui lui était destiné, au point de ne plus se hasarder à mettre dehors, mais clairement, il ne s’y attendait pas pour autant. Du moins, pas ainsi, le pauvre. Mais, paix aussi à son âme!

Les questions que je me pose, en observant l’évolution de la conjoncture haïtienne, sont les suivantes:

  • Ces assassinats plus ciblés, annonceraient-ils un virage, un changement de stratégie, une nouvelle étape dans la lutte politique qui se mène en Haïti? 
  • Ces assassinats plus sélectifs et plus haut de gamme, viseraient-ils à intimider les secteurs politiques opposés au statu quo ante pour les contraindre à faire du lest sur la question de l’amnistie possible et à amender leur position sur ce sujet?
  • Ou bien, seraient-ils un ménage entrepris pour diminuer le nombre de candidats potentiels vers qui la Communauté internationale pourrait éventuellement se tourner, pour remettre le pays sur les rails, une fois congédiés Ariel Henry et les membres de son gouvernement?

J’avoue que jusqu’à présent je n’ai aucune réponse à ces questions ni aucun indice clair qui pourrait m’orienter dans un sens ou dans l’autre. Toutefois, je ne pense pas que ces actes soient absolument fortuits. Le jeu des intérêts, les demandes d’amnistie, les meurtres plus ou moins ciblés, les tentatives de kidnappings et celles qui sont réussies sur de personnalités politiques et journalistiques haut placées, tout cela est lié quelque part. On en saura le fin mot un jour, inévitablement, car aucun secret ne dure éternellement. Mais j’ai pour mon dire que le molosse domestiqué, dont le maître a perdu le contrôle, ne pourra jamais redevenir le toutou docile que la famille pouvait flatter à sa guise. La confiance perdue auprès de son maître, par son indocilité passagère ou pas, si tel est le cas, conduira inévitablement à l’euthanasie de l’animal, à la moindre occasion de récidive. C’est bizarre, cela me fait penser au sort qui fut réservé au «Commandant» Ravix Rémissainthe, et à son comparse, René Jean Anthony, ci-devant Grenn Sonnen. Au cours des premiers jours du printemps de 2005, ce fut le glas qui sonna pour eux, rien d’autres. La morale de l’histoire, c’est que le chien qui aboie peut être ramené à l’ordre par celui qui en détient la laisse. Mais lorsqu’il se hasarde à mordre la main de son maître, le Rubicon est alors franchi. Un jour ou l’autre, ce sera pour lui, irrémédiablement, la piqure du vétérinaire, entre autres.

Pierre-Michel Augustin

le 1er novembre 2022

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