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Haïti: est-ce que l’absurde devient la norme, dans notre quotidien ?

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Quand la nouvelle de la séquestration de l’épouse d’un voisin fut annoncée publiquement, les réactions furent instantanées. Si chacun de nous avait des émotions particulières aux problèmes de notre voisin et ami, sur ce malheureux événement, il y avait pourtant un consensus silencieux et inquiétant. Nous étions tous d’avis que ce fut le moment pour la prière. En fait, quand il s’agit de bouleversements à faire trembler les Haïtiens, nous ne cachons point nos attachements spirituels et nous attendons avec impatience une intervention miraculeuse de la Providence.

Entre-temps, notre voisin, un mari, un père de famille, un ami, un frère et un collègue vit son pire cauchemar. Impuissant face à une situation qui l’oblige à prendre les décisions les plus difficiles de sa vie pour sauver sa femme qui est à la fois une sœur, une amie et une mère, il fallait attendre les prochains appels des kidnappeurs qui s’accompagnent des pires menaces. Les bandits mènent le jeu. Il semble que ces individus croient dans ces paroles sacrées de la Bible et je cite: Luc 9 : «Demandez, et l’on vous donnera.» Sans trop tarder, les délinquants dévoilent la somme astronomique comme condition pour l’éventuelle libération de leur victime.

C’est un choc colossal pour le mari. Le chaos s’installe au milieu des proches de la personne enlevée. Dans le cas de kidnapping, les parents des victimes se rendent rapidement compte que les portes des coffres-forts des banques ne s’ouvrent pas quand ils frappent, et qu’ils risquent de passer toutes leur vie à chercher les sommes exigées par les bandits sans jamais les trouver. L’heure est à la négociation. Mais comment négocier avec le diable? Que faut-il faire pour libérer nos bien-aimés des griffes de ces prédateurs?

N’est-ce pas naturel et logique d’appeler à son secours ceux qui sont payés pour nous protéger et nous servir ? Les forces de sécurité de l’État, du gouvernement en place, ont pour mission de garantir la protection des vies et des biens des Haïtiens, selon notre Constitution. Bizarrement, la Police, bras armé de la Justice, agit de la façon la plus surprenante.

«Citoyen, vous avez fait ce qui est correct. Rapporter cet acte odieux, aux autorités concernées, dénote votre bravoure. La police va vous aider, selon ses moyens», clama haut et fort, l’officier de garde à la cellule anti-kidnapping. «Écoutez, commandant, les kidnappeurs réclament un million de dollars américains. Je n’ai pas cette somme. Si j’avais une pareille fortune, je ne serais pas ici dans ce foutu pays.» À ce moment, mon ami ne pouvait plus retenir ses larmes. L’officier tenta de le rassurer. «Vous n’êtes pas le seul, nous recevons plusieurs rapports d’enlèvement par jour. On est là pour apporter le soutien nécessaire. Citoyen, il faut sécher vos larmes. Se gason ou ye, mete kanson w nan senti w.» (Vous êtes un homme, ressaisissez-vous!)

Avec un sourire obligé, le plaignant prit son téléphone et tenta d’attirer l’attention du policier. «Je crois savoir où ils ont emmené ma femme.» D’un ton menaçant et accusateur, le policier lui demanda : «comment en savez-vous autant?» «Oui commandant, avec le portable (iPhone) de ma femme, j’ai pu la localiser dans un coin de Martissant…» L’officier brusquement l’interrompit. «Ici, on ne joue pas au James Bond. Avec les bandits de Port-au-Prince, ce n’est pas Hollywood.» L’officier de garde, continua. «Même nous, en tant que policiers, nous sommes parfois victimes de ces assassins cannibales.» «Ne me dites pas que vous allez négocier avec ces bandits, rétorqua le citoyen?» «Absolument pas», répondit l’agent. «Alors, Il faut tous les arrêter voire les éliminer, les tuer. Je m’en fous de leur sort. Aidez-moi à sauver la vie de ma femme. Je vous en supplie.» «Nous ne négocions jamais avec ces voyous. Mais, c’est à vous, comme mari, d’entamer les négociations.» «Je ne comprends pas», reprit le citoyen. «Bref, asseyez-vous, citoyen. Je vais vous donner quelques consignes. Écoutez-moi attentivement, si vous tenez sérieusement à votre femme.

Règle numéro 1: ne jamais négocier en dollars américains, il faut le faire en gourde.

Règle numéro 2: ne soyez pas trop hâtif à payer la rançon car ceux qui le font, finissent par payer deux, jusqu’à trois rançons.

Règle numéro 3: priez le bon Dieu! Car, parfois, même après la rançon, rien ne garantit que ces malfrats vont tenir leurs promesses et libérer leurs victimes, etc.»

Abasourdi par les conseils non sollicités, mon voisin se leva et laissa le bureau avec les jambes alourdies par le désespoir et ce sentiment d’impuissance. Ces policiers entraînés par des instructeurs américains et canadiens, les meilleurs du monde dit-on, nos policiers choisissent plutôt de rédiger un manuel comment négocier avec les kidnappeurs en Haïti.

Les jours passent. Les menaces, les insultes des bandits, les risques de tortures et d’abus sexuels augmentent. Il faut se résigner et affronter la réalité. Négocier coûte que coûte. Lakay, lajan monte bwa. Impossible de collecter la somme exigée pour payer la rançon. Quoi faire? En Haïti, les profiteurs à cravates viennent au secours. On vous achète la bagnole à la moitié du prix normal. Si vous avez un terrain, votre maisonnette, votre boutique, tout peut être vendu ou offert contre des prêts avec intérêts monstrueux. On se rend compte de la précarité de notre situation financière. Les proches et amis, malgré leurs bonnes intentions, ne peuvent pas offrir gros.

Finalement, après toutes les démarches et les négociations difficiles, soit 10 jours plus tard, madame a retrouvé sa liberté des mains des nouveaux colons noirs de Port-au-Prince, ces kidnappeurs qui se font passer pour maîtres et seigneurs de nos vies. Fallait-il se réjouir d’avoir payé les bourreaux et possibles violeurs de sa femme? Est-ce que le citoyen devait se sentir fier d’avoir sauvé sa femme de la bave de ces cochons sauvages, de passer autant de jours avant de la libérer de la sueur puante de ces vautours, mangeurs de chair humaine? Le citoyen serait-il un héros dans les yeux de sa bien-aimée quand, contrairement aux contes de fée, il n’a jamais eu le courage ni les moyens de couper la tête de ces vilains?

On assiste à une normalisation de l’absurde. En d’autres mots, l’absurdité devient la norme. On passe en dérision les malheurs des victimes. Dans les quartiers populaires, dans les marchés publics, sur les réseaux sociaux, et même dans certaines stations de radio, on déclare sans gêne ni compassion, qu’on ne kidnappe pas les pauvres. Ceux qui sont tombés dans les filets des bandits sont les seuls à être blâmés. Comment oser vivre dans le confort, dans le luxe, dans un pays aussi miséreux? La pauvreté serait de facto une condamnation obligée de tous les Haïtiens. Malheur aux médecins, avocats, juges, policiers, professeurs, commerçants, ingénieurs, entrepreneurs, etc., qui refusent de se résigner à la misère?

Comme le dit la Bible, si même les méchants savent donner de bonnes choses à leurs enfants, on doit se demander quand est-ce que le Père Céleste ou le Père de la Patrie donnera, au peuple haïtien, la paix dont il a tant besoin ? Hier, la victime était la femme du voisin. Aujourd’hui c’est un proche. Demain, qui sait, peut-être que ce sera mon tour?

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Jacmel, Haïti

Août 2022.

Representative image. Credit: iStock photo

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