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Le grand écart de Luis Almagro

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De temps en temps, l’actualité au pays semble avoir un hoquet et se met à tressauter par-dessus certains de nos malheurs, pour retomber sur d’autres, tout aussi macabres. Tenez par exemple, on est presque passé à pieds joints sur l’anniversaire du tremblement de terre de l’année dernière, pour tomber en plein dans l’assassinat crapuleux de M. Yvon Buissereth et de son compagnon de route, tous deux criblés de balles et brûlés dans leur véhicule. Ils s’en allaient visiter la mère de l’ancien parlementaire, M. Yvon Buissereth. Celle-ci, une octogénaire, vit dans le Sud et serait atteinte d’Alzheimer, selon des informations en circulation. Cette visite filiale s’est convertie en drame, en horreur, lorsque la bande de Ti Makak, présumément, aurait décidé de bloquer cette voie alternative au goulot de Martissant, contrôlé par Ti Lapli, un autre chef de gang qui assiège Port-au-Prince avec ses malfrats. Depuis une semaine, l’actualité était restée, un moment, bloquée sur cet autre crime sans nom. Et puis, tout d’un coup, l’attention se porte, ailleurs, sur un autre coup de tonnerre. Cette fois-ci, il vient d’outre-mer. C’est M. Luis Almagro, le Secrétaire Général de l’OEA, qui en est l’auteur.

M. Luis Almagro, c’est cet avocat, diplomate de carrière, doublé d’un homme politique uruguayen, qui fut réélu, l’an dernier, pour un deuxième mandat consécutif à la tête de l’Organisation des États Américains. Au cours de son premier mandat à la tête de l’OEA, il avait supporté toutes les dérives du Président Jovenel Moïse, il avait fermé les yeux sur l’absence totale d’élections à tous les postes électifs au pays, il s’était tu aussi à l’occasion de divers massacres allégués à l’État haïtien, à La Saline ou au Bel-Air, par gangs armés interposés. Il avait cautionné également, non pas un amendement selon les règles établies, mais l’imposition d’une nouvelle Constitution pour Haïti, même si cela devait bafouer les règles prévues par celle actuellement en vigueur. Nul ne pouvait donc se tromper sur sa position sans équivoque et sans nuance pour le maintien du statu quo délétère au pays, même quand la population était dans la rue pour dénoncer les positions que lui et son Organisation supportaient sans état d’âme, même quand cette population s’exposait aux balles réelles des forces plus ou moins obscures d’un État de plus en plus fascisant et autocratique, recourant au gouvernement par décrets, sans aucun contrôle parlementaire, contrairement à ce que prêche d’habitude cette organisation hémisphérique dont il était le principal responsable. Ce portrait, que j’esquisse à grands traits, est loin, je vous l’assure, d’une caricature. Tous les observateurs en conviendront. Aussi, le Gouvernement haïtien n’avait pas manqué de lui retourner l’ascenseur, à l’occasion de sa réélection. Mais voilà, Luis Almagro vient de faire un virage de 180 degrés sur la question haïtienne, du moins sur certains éléments de son analyse habituelle de la conjoncture haïtienne, à en croire certains observateurs et analystes. Le Secrétaire Général de l’OEA vient de reconnaître publiquement que son Organisation, sous son administration, a failli à tous les points de vue, en ce qui concerne le dossier haïtien. Il vient de reconnaître publiquement que la situation en Haïti est en train de virer au cauchemar, qu’un nouvel ordre, dicté par le grand banditisme de gang armés, s’impose, au su, au vu et avec la bénédiction de la Communauté Internationale, de ses instances constituées et dûment représentées au pays. Il reconnaît que le gouvernement actuel, que lui et son Organisation ont supporté de toutes les façons possibles et imaginables, a piteusement échoué et que le pays sombre de plus en plus dans l’anarchie. Alors, sans état d’âme, sans aucune contrition, il opère une volte-face et épingle au passage ses partenaires complices dans les basses œuvres en Haïti : l’ONU, la Communauté Internationale et, plus précisément, les États-Unis d’Amérique qui ont laissé tomber Haïti. «La Communauté Internationale s’est retirée d’Haïti, laissant derrière elle chaos, destruction et violence», nous dit-il. Ce politicien chevronné vient tout juste, semble-t-il, de s’en rendre compte et, comme Saul, dit Paul, sur le chemin de Damas, alors, il change de cap, du moins en apparence.

Beaucoup d’observateurs se sont penchés, depuis, sur cet apparent renversement de position du Secrétaire Général de l’OEA, le 8 août dernier. Des observateurs locaux, comme à l’étranger, certains haut placés, tout comme le quidam dans la rue, tout le monde se confond dans des analyses parfois à l’opposé, les unes par rapport aux autres. Par exemple, M. Ronald Sanders, ambassadeur d’Antigua-et-Barbuda aux États-Unis, salue la déclaration « courageuse et correcte » du Secrétaire Général de l’OEA. Toutefois, Ricardo Seitenfus, lui, est encore interloqué et dubitatif devant ce flip-flop. À cet égard, il dit ceci dans un article publié dans Le Nouvelliste, le 10 août dernier. «Ne gâchons pas notre plaisir de constater un revirement dans le bon sens de l’organisation hémisphérique. Sera-t-il durable ou s’agit-il d’une simple épée dans l’eau ou, pire, une opération de communication ? M. Almagro et son organisation disposent-ils des moyens pour faire, de ces propos, des actes concrets? On peut en doute». À titre de rappel, M. Seitenfus, c’est ce Représentant Spécial de l’OEA en Haïti en 2010, qui fut relevé de ses fonctions, 24 heures après avoir dénoncé publiquement les manipulations des votes par la Communauté Internationale, lors des élections du 28 novembre 2010. On lui avait reproché alors de «tenir des propos incompatibles avec ses fonctions officielles en Haïti». Ricardo Seitenfus est un expert brésilien dans le dossier haïtien, et son C. V. académique est très élaboré et impressionnant. De sorte que ses analyses de la situation d’Haïti font généralement autorité, que l’on y adhère ou pas. Personne n’y reste donc indifférent. Au pays, c’est pareil. On se confond en conjectures de toutes sortes. Certains y voient une autre manœuvre de l’OEA et de son Secrétaire Général. Pour d’autres, une mission armée, des troupes onusiennes seraient sur le point d’investir Haïti et de l’occuper, pour de bon cette fois-ci. Tous les indices sont donc scrutés à la loupe et le moindre arrivage soulève une vague de rumeurs. Mais qu’en est-il, à la vérité?

À lire et à relire le Communiqué de presse F-045/22 de l’OEA, publié le 8 août 2022, il n’y a pas grand-chose de nouveau qui devrait nous faire sursauter. Il y est écrit que l’OEA, l’ONU et la Communauté Internationale, à travers leurs diverses interventions dans les affaires du pays au cours de plus de deux décennies, ont échoué sur toute la ligne. Nous pouvions le constater nous-même et nous n’avions pas besoin des déclarations tardives de Luis Almagro pour nous en rendre compte. Le seul mérite de ce Communiqué de presse, à cet égard, c’est que lui aussi, il a fini par le reconnaître officiellement et qu’il accepte, au nom de son Organisation, d’en assumer la responsabilité qu’il veut faire partager également par ses partenaires (ONU, CORE Group, Communauté Internationale, USA), dans cet exercice réussi de déstructuration d’un pays. Le document également avance certaines évidences. Je cite: «On ne peut nier que la solution à cette situation revient aux Haïtiens, mais la Communauté Internationale a elle aussi un rôle à jouer.» Et comment ! Personne ne peut se substituer à la population haïtienne qui se trouve directement concernée par les problèmes qu’elle vit dans sa chair, sur sa terre, au quotidien. Néanmoins, celles et ceux qui y ont aussi contribué largement, des fois qui nous ont même imposé certains choix qui ne furent pas les nôtres, devraient également assumer leurs erreurs et contribuer à les corriger, à les réparer. Quoi de plus naturel? Et après les constats qui crèvent les yeux, Monsieur Almagro propose des solutions. En fait, cela peut se résumer en ces quatre points.

  • «La construction de la démocratie haïtienne passe par l’induction de capacités de dialogue»…
  • «Il faut que justice soit rendue pour l’assassinat du Président Jovenel Moïse»
  • «Il faut un processus électoral crédible, juste et transparent»…
  • «Il faut un processus institutionnel de sécurité pour le pays»…

Bref: dialogue obligatoire, justice pour Jovenel Moïse, élections crédibles, sécurité institutionnelle, voici les maîtres-mots de cette première partie de ce Communiqué de presse de l’OEA.

Pour atteindre ces objectifs, Ô combien louables, il faudra y mettre des ressources et des moyens importants. Almagro nous dit alors ceci. «Il serait un leurre de penser qu’une partie du travail pourrait être accomplie sans aucun soutien de la communauté internationale… Cela ne peut être accompli sans que la Communauté Internationale ne paie la facture…» «Il est absolument nécessaire de renverser le processus de violence, au moyen de nouvelles conditions institutionnelles, accompagnées d’un engagement international différent qui permette de contrôler la situation de violence et de désarmer les bandes armées. Il est impératif de traquer les opérations territoriales de la criminalité organisée. Toutefois, les ressources humaines, financières et matérielles, pour ce faire, doivent provenir en majeure partie de la Communauté Internationale. Haïti ne dispose pas des ressources humaines préparées et formées pour ce faire, elle n’a pas de capacités dans son accumulation financière, elle ne dispose pas des capacités techniques nécessaires pour faire face à la situation d’insécurité à laquelle elle est confrontée. Par conséquent, prendre un autre chemin serait fausser complètement la réalité.» En peu de mots, pour corriger la situation, M. Almagro propose une occupation en bonne et due forme de la République d’Haïti, avec des troupes suffisantes pour enrayer la criminalité organisée et désarmer les gangs. Il propose que la Communauté Internationale en paie la facture, et le plus vite sera le mieux car plus on attend, pire cela sera en Haïti et plus salée sera la facture.

Une fois cette intervention musclée réussie et le calme rétabli, M. Almagro propose les changements suivants, à réaliser d’autorité. Il faudra:

  • «élaborer une Constitution qui résolve les graves déficiences ainsi que les problèmes de la Constitution actuelle;

•     une Banque centrale autonome, forte et responsable;

•     un système de justice indépendant, fort et efficace;

  • un système d’éducation doté de capacités d’apporter des solutions réelles aux besoins des enfants  et de la jeunesse haïtienne;
  • un processus d’investissement graduel qui permette d’apporter du travail et des emplois aux Haïtiens et Haïtiennes.»

À noter que les propositions du Secrétaire Général de l’OEA, en dehors de l’appel à un certain dialogue entre des groupes politiques haïtiens, n’impliquent pas vraiment la population ou les organisations haïtiennes, à proprement parler. C’est une démarche verticale, en soi, qui imposera tout bonnement une nouvelle orientation au pays. Ce n’est pas par hasard que le premier changement envisagé soit celui de la Constitution de 1987, pour en rédiger une autre, taillée sur mesure pour Haïti. Certes, notre Charte constitutionnelle actuelle est assez imparfaite dans son opérationnalisation. Mais les experts dans le domaine vous diront que c’est à peu près le cas pour toutes les Constitutions dans le monde, d’où l’intégration de mécanismes et de procédures prévus pour leur amendement, de temps à autres, histoire de mieux les adapter aux nouvelles réalités. Les Constitutions sont des documents dynamiques et non inamovibles, figés dans le temps.

Les autres propositions de changements structurels du Secrétaire Général de l’OEA découlent du sens et participent d’une vision de réorganisation cohérente et fonctionnelle du pays. Toutefois, mon reproche est que ces changements n’impliquent pas un réinvestissement de la population et de ses élites dans ces structures pérennes et dont elles doivent obligatoirement s’approprier pour qu’elles risquent de fonctionner adéquatement et durablement. Toutes structures imposées, toutes institutions parachutées par des instances étrangères risquent de ne pas survivre au départ des tuteurs, si elles ne sont pas préalablement appropriées par les populations qui y sont assujetties. Ce n’est pas sans raison que ces boutures ou ces greffes subissent souvent un phénomène de rejet par le milieu naturel, surtout lorsqu’on ne prend pas la précaution de bien respecter les particularités locales du milieu dans lequel on tente de les implanter. C’est un élément fondamental que les acteurs locaux peuvent apporter par leur contribution dans le processus. M’est avis que le changement en Haïti ne sera pas instantané. Ce sera un processus long, patient, fastidieux même. Néanmoins, il n’y a pas de raccourci pour parvenir à la démocratie, si c’est bien vers cet objectif que tend cet exercice. Autrement, on ne parviendra qu’à une démocrature qui ne dit pas son nom ou que l’on baptisera comme on le voudra.

Le grand écart de Luis Almagro a le mérite de nous révéler à quoi pense vraiment l’OEA pour Haïti. Si on prend la peine de bien lire le Communiqué de presse F-045/22, il nous dit assez clairement que l’OEA demande à la Communauté Internationale et, plus spécifiquement, aux États-Unis, de procéder, dans les meilleurs délais, à une occupation militaire du pays, pour enrayer la criminalité rampante et désarmer les gangs qui terrorisent la population, de restaurer nos institutions mais, par-dessus tout, de prendre la liberté de réécrire notre Constitution. Ce n’est qu’à ses conditions, et en y mettant le prix et les ressources nécessaires, que l’OEA pense que la Communauté Internationale parviendra à réparer, pour nous, malgré nous et surtout sans nous, les erreurs accumulées qui nous ont conduits à l’anarchie actuelle dans laquelle patauge le pays.

Pierre-Michel Augustin

le 16 août 2022 

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