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Le dilemme pénible et récurrent de l’ajustement du salaire minimum

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Les relations de travail en Haïti, c’est comme tout le reste. Elles n’échappent pas au dysfonctionnement institutionnel généralisé, observé au pays. Le constat navrant de cette situation s’étale aujourd’hui à nos yeux dans toute sa laideur, dans tout son cynisme, une autre fois.

Le salaire minimum, dans les différentes catégories d’emploi, est établi selon la loi, tel que prévu au Code du Travail en Haïti. La dernière version du Code du Travail haïtien remonte au 12 septembre 1961. Ce code a subi, entre temps, quelques mesures «d’actualisation». La dernière en date fut l’instauration d’un Conseil Supérieur des Salaires, chargé de «fixer le salaire minimum pour l’unité de production au sein des établissements industriels employant du personnel à la pièce ou à la tâche, en tenant compte des standards internationalement admis». C’est ce que dit l’article 4.1 de la Loi numéro CL-09-2009-010, publiée dans Le Moniteur, le mardi 6 octobre 2009. Cette loi fut présentée par le député de Pétion-Ville, l’Honorable Steven Irvenson Benoit, votée dans les mêmes termes par les deux Chambres législatives et publiée par l’Exécutif, pour être mise en force et servir ce que de droit par les parties concernées, entre autres: l’État haïtien, les entrepreneurs et les employés du secteur privé qui y sont assujettis. Du moins, c’est ce à quoi on devrait s’attendre dans un État de droit, fonctionnant selon des lois qu’il a lui-même édictées.

Il convient également de faire une autre remarque d’importance. Si le Conseil Supérieur des Salaires peut fixer un salaire minimum, en aucun cas il n’interdit aux employeurs d’excéder le plancher légal ainsi établi. Toutefois, pour la plupart des employeurs, c’est rarement le cas, surtout dans le secteur de la sous-traitance. Ces derniers s’alignent généralement sur les décisions du gouvernement et ne verseraient strictement que le minimum prévu par la loi, si l’on en croit les leaders syndicaux. D’où la mobilisation en cours pour infléchir, substantiellement à la hausse, les décisions d’un Conseil Supérieur des Salaires qui se révèle très pingre, celles-ci impactant directement et unilatéralement le salaire qui sera versé à ces ouvrières et ouvriers du secteur privé.

Une autre remarque d’importance à faire, c’est la reconnaissance du droit de grève par le Code du Travail haïtien, la grève pouvant se manifester légalement de différentes façons: de la Grève Perlée (ralentissement du travail), à la Grève d’Avertissement (arrêt complet du travail mais avec les employés en poste), en passant par la Grève de Solidarité (par un autre groupe de travailleurs non directement affecté par le conflit), jusqu’à la Grève Générale Illimitée (débrayage complet et indéfini des employés en cause). Le Code du Travail prévoit tout cela et déclare, en son article 207, que: «la grève légale suspend, pour tout le temps qu’elle dure, les contrats de travail en vigueur dans, l’établissement où elle est déclarée. Cependant, les salaires seront dus aux ouvriers pendant toute la durée de la grève, lorsqu’il est établi que celle-ci est due originairement à une faute de l’employeur ou à un manquement grave à ses obligations.» Elle prévoit aussi, en son article 208, que: «La grève doit se limiter au simple fait de la suspension et de l’abandon du travail. Les actes de coercition et de violence contre les personnes ou les biens, d’où qu’ils viennent, seront poursuivis et punis conformément aux lois répressives.»

Ces mises en contexte me paraissaient essentielles à faire, pour justifier ma prise de position concernant le conflit qui met en cause les revendications salariales des employés du secteur public en général, dans leur rejet global du salaire minimum récemment édicté par le Conseil Supérieur des Salaires. Les employés du secteur de la sous-traitance en Haïti revendiquent un salaire minimum de 1 500 gourdes par journée de 8 heures de travail. Cela équivaudrait à environ 15 dollars pour une journée de travail de 8heures, soit 1,875$ par heure de travail. Les leaders syndicaux réclament ce salaire sous la base des augmentations consécutives de l’augmentation du taux d’inflation, et puisqu’en Haïti le dollar U.S. est la devise reine, par rapport également à la faible valeur de leur salaire calculé en dollars U.S. aujourd’hui. Pour appuyer leurs revendications, ces ouvrières et ces ouvriers entreprennent des manifestations sur la voie publique, des Grèves dites d’Avertissement, car la plupart des employés attendus sur leur quart de travail seraient à leur poste, tandis que les autres manifestent et font valoir leurs doléances, bruyamment mais pacifiquement, sur la voie publique, comme en attestent plusieurs reportages de journalistes sur les lieux de leurs manifestations. Alors, pourquoi l’État, par le biais de la PNH, réprime-t-il ces actions, jusqu’à causer la mort d’un journaliste, jusqu’à blesser un nombre indéterminé de manifestants, pour ensuite aller verser quelques larmes de crocodiles auprès des parents endeuillés et exprimer quelques formules de sympathies hypocrites ?

Le salaire minimum en Haïti est établi en fonction de plusieurs catégories d’emplois, allant du Segment A au Segment H. Toutefois, les ouvriers de la sous-traitance orientée vers l’exportation, se retrouvent dans le Segment F. À partir du 1er août 2017, le salaire minimum décrété par l’État pour cette catégorie d’emplois était de 350 gourdes par journée de 8 heures de travail. Le taux de change moyen en 2017 était de 64,12 gourdes pour 1 dollar U.S. Le taux moyen d’inflation était alors de 15,37%, selon la BRH, par rapport à l’année précédente. En 2018, le salaire minimum, pour cette même catégorie d’emplois, a été fixé à 420 gourdes par journée de 8 heures de travail. Le taux moyen de change pour 2018 était de 73,47 gourdes pour 1 dollar américain, tandis que le taux d’inflation était à 12,48% de plus, par rapport à l’année précédente. En 2019, le salaire minimum était fixé à 500 gourdes par journée de 8 heures de travail, toujours pour cette même catégorie d’emplois. Pour la même période, le dollar, en moyenne, se négociait à 96,03 gourdes et le taux moyen d’inflation s’établissait à 18,70% par rapport à la période précédente. En 2020, à ma connaissance, il n’y a pas eu d’ajustement du salaire minimum pour cette période. De sorte que le salaire minimum, pour la catégorie d’emplois considérée, le Segment F, est resté plafonné à 500 gourdes par journée de 8 heures de travail. Entre temps, le taux de change moyen de la gourde pour cette période est passé à 69,42 gourdes pour 1 dollar américain, tandis que le taux moyen d’inflation s’établissait à 22,80 %. L’ajustement pour 2021 vient juste de tomber, la semaine dernière, avec un retard de cinq mois, ce qui n’augure rien de bon pour le prochain à venir. À compter du 20 février 2022, le salaire minimum pour la Catégorie F des emplois, dans le secteur de la sous-traitance, est fixé à 685 gourdes pour une journée de 8 heures de travail. Le taux de change actuel est de 103,95 gourdes pour 1 dollar U.S. et le taux d’inflation courant est de 24,60%, par rapport à l’année précédente. Bref, de 2017 à 2022, le salaire journalier des ouvriers dans le secteur de la sous-traitance est passé de 350 gourdes à 685 gourdes, soit une augmentation relative de 195,71%. Néanmoins, pour la même période, la somme des augmentations des taux d’inflation est de 99,05% selon les données publiques disponibles, soit une moyenne d’environ 18,89% d’augmentation de l’inflation par an, au cours des 5 dernières années. Parallèlement, la gourde s’est dépréciée par rapport au dollar américain, passant de 64,12 gourdes pour 1 dollar U.S., à 103,95 gourdes pour 1 dollar, en date de février 2022. Pour ne se référer qu’à un étalon relativement fixe et bien établi, en l’occurrence : le dollar américain, le salaire minimum décrété le 20 février 2022, équivaut à 6,59$ par jour, soit 0,82 dollar l’heure. Ces mêmes employés gagnaient, en 2017, 350 gourdes par jour, ce qui équivalait à 5,46 dollars par jour, soit  0,68 $ par heure. Ceci est la réponse jugée acceptable et raisonnable à offrir à un travailleur des entreprises logées dans la SONAPI et dont le fruit de leur labeur se vend en dollars U.S., dans les boutiques à Brooklyn et à Manhattan. Pour plus de 700 dollars de production quotidienne, on lui paierait 685 gourdes par jour, soit, 6,59 dollars U.S., donc moins d’un centième de la valeur économique de son labeur, 14 cents de plus par heure.

Les économistes ne s’entendent pas sur la faisabilité d’une augmentation du salaire minimum à 1500 gourdes par jour, dans la perspective d’une surenchère, je devrais dire d’une «sous-enchère», des salaires par des pays environnants. Certains pensent que, ce faisant, Haïti perdrait sa relative compétitivité par rapport aux autres pays attrayants pour les sweatshops dont des donneurs d’ordre écument les petits pays comme Haïti, en mal de création d’emplois à tout prix, même à celui de salaires faméliques. Et ils ont, malheureusement, bien raison. Le salaire minimum à la Jamaïque serait de 9,80$ US par jour, tenant compte que le salaire minimum mensuel serait de 30 310 dollars jamaïcains par mois et que le taux de change est de 154,89 dollars jamaïcains pour 1 dollar U.S. Pire encore, selon un rapport publié récemment par la Fédération des Travailleurs du Québec (FTQ), le salaire minimum mensuel au Nicaragua serait de 90 $ U.S. par mois, soit 4,50 $ par journée de travail. Les comparatifs ne sont donc définitivement pas à l’avantage d’une augmentation significative du salaire minimum en Haïti. Il faudra peut-être y aller d’un redressement progressif.

Cette situation découle, en fait, du non-respect systématique de nos lois par nos gouvernements. Que ce soit la Loi du Salaire Minimum, le Décret sur la Fixation des Prix du Carburant ou de n’importe laquelle de nos lois, nos gouvernements ne les appliquent que lorsqu’ils en sont contraints ou lorsque cela leur tente de le faire. C’est ainsi qu’on accumule des retards considérables à rattraper, des dysfonctionnements majeurs à corriger et que le pays se retrouve finalement avec une situation sans issue commode ou constitutionnelle à appliquer. La Loi du Salaire Minimum prévoit que le Conseil Supérieur des Salaires se réunisse 3 mois avant le début de chaque exercice, afin d’évaluer les ajustements à apporter aux salaires minimums pour les huit segments d’emplois du secteur privé. Cette loi prévoit même quels critères devraient être pris en considération. Cette loi vise à offrir un relatif filet social pour préserver, un tant soit peu, le pouvoir d’achat de la main-d’œuvre dans les secteurs privés de l’emploi. Par exemple, dans la page des considérations, en préambule de cette loi, il est indiqué les intentions du législateur et du gouvernement, en la promulguant. Il y est dit spécifiquement, entre autres, «que tout employé d’une institution publique ou privée a droit à un juste salaire et que l’État se doit de garantir un minimum d’équité économique et sociale, et qu’il est impérieux de prendre des mesures qui tiennent compte des critères de justice sociale et de réduction des inégalités…» Mais, comme l’État se le permet souvent, il passe outre à ses obligations légales et néglige de convoquer ledit Conseil Supérieur des Salaires, en temps opportun, et de rajuster les salaires minimums adéquatement, pour les faire refléter l’augmentation de l’inflation, la dévaluation de notre devise et ainsi protéger les gagne-petit d’une diminution appréciable et continue de leur capacité de vivre décemment avec leur revenu d’emploi.

Cette situation découle aussi de la volonté de nos décideurs politiques, d’abandonner ces ouvrières et ces ouvriers à l’appétit insatiable des ogres qui constituent la grande majorité de nos entrepreneurs, dans le domaine lucratif de la sous-traitance. À ma souvenance, en 2003, le deuxième gouvernement du Président Jean Bertrand Aristide, avait fait passer le salaire minimum, de 36 gourdes par journée de travail qu’il était en 2002, à 70 gourdes par jour, soit une augmentation de 194,44% en un an. Et malgré les croassements des Antoine nan Gonmye de tout acabit, la catastrophe appréhendée fut tout autre que celle qui est survenue, un an plus tard. Et les alliances contre-nature, des secteurs syndicaux dévoyés avec le Groupe des 184, avaient finalement abouti à un recul net du pouvoir d’achat de leurs membres, pendant près de six ans. Il a fallu attendre, comme par hasard, l’avènement du deuxième gouvernement du Président René Préval et la promulgation de la Loi Benoit sur le salaire minimum, pour le faire passer de 70 gourdes à 200 gourdes par jour. Là encore, aussitôt fait, pour le remercier de ce rattrapage considérable, on se dépêcha de le remplacer par un gouvernement néo-libéral qui ne lésina pas avec le dossier du salaire et eut tôt fait de le corriger, au bénéfice des patrons qui l’avaient appuyé dans son assaut du pouvoir par détournement des urnes. Tout est donc largement conditionné par la volonté et les allégeances politiques de celui que l’on a propulsé au pouvoir, par négligence ou par naïveté. En 2011, le salaire minimum passa à 225 gourdes, soit 12,5% d’augmentation en 2 ans. Les disparités, elles, s’aggravaient et se creusaient rapidement. Dans une étude de Solidarité Ouvrière, on établissait alors le coût du panier journalier de consommation de l’ouvrier à 1 125 gourdes par jour. Je laisse au lecteur le soin de calculer le manque à gagner pour l’ouvrier condamné au salaire minimum de 225 gourdes par jour, juste pour survivre dans l’indigence, tout en travaillant comme un forçat, pendant que ses patrons s’enrichissent de plus en plus à ses dépens. Et depuis lors, c’est le même train-train. Aucun rattrapage salarial. L’écart entre le salaire minimal requis pour un ouvrier (ère) de la sous-traitance et ses besoins de subsistance, entre autres, s’élargit de plus en plus pendant que les augmentations, quand il y en a, sont loin d’égaler les augmentations de l’inflation et les dépréciations continues de notre devise.

Certes, il y a un risque à tout vouloir gommer d’un coup sec. Je ne pense pas qu’il soit réaliste de penser obtenir, effectivement, 1 500 gourdes comme salaire minimum dans le secteur de la sous-traitance, compte tenu de la faiblesse des salaires minimums, ailleurs dans la région, dans des marchés qui nous sont concurrents. Mais encore faut-il vouloir redresser la barre et lancer un message clair, à titre indicatif, de vouloir effectuer ce rattrapage dans un horizon de 4 à 5 ans, à raison d’une augmentation régulière et consistante, année après année. Et, ce message, je suis sûr que le secteur syndical est capable de le recevoir, de le comprendre et de l’accepter, pourvu que les autorités qui le proposent, soient elles-mêmes de bonne foi et tiennent un discours honnête et franc. Mais qu’elles ne s’avisent pas de jouer au bakoulou, au plus matois, pour revenir avec les blagues du type Contrat Social, à la sauce Groupe des 184, dont on n’a plus entendu parler, après coup. Cette fois-ci, cela ne marchera pas, du moins, je l’espère. L’histoire est encore trop récente, pour que les ouvrières et les ouvriers l’aient déjà oubliée. Ils savent bien maintenant qu’il faut se méfier des belles paroles des politicards enjôleurs. Ils savent bien maintenant que joumou pa p janm donnen kalbas.

Pierre-Michel Augustin

Le 1er mars 2022

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