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Une frontière fortifiée, un mur de la haine…

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Ériger un mur pour bien signifier à l’autre les limites territoriales de son pays, ce n’est pas nouveau dans l’histoire des peuples. Et c’est rarement un geste d’amitié et de fraternité transnationales. Une fois de plus, la République Dominicaine signifie à sa voisine, la République d’Haïti, les limites à ne pas franchir. Dimanche dernier, le 20 février, le Président dominicain, Luis Abinader, lançait finalement les travaux de construction de ce mur frontalier à partir du Nord-Est, comme il l’avait promis, en campagne, à son électorat ultranationaliste. Il mesurera, pour commencer, 161 kilomètres de long et devrait coûter quelque 31 millions de dollars. Les travaux devraient être terminés dans une échéance de 9 mois, donc, à la fin de 2022. Cette muraille devrait être dotée de 70 tours de guet avec des militaires à l’affut des migrants clandestins. Avis nous est donc donné. Il conviendrait que notre pays en prenne acte et agisse en conséquence de son côté, pour bien en tenir compte. Cela étant, je vous propose de réfléchir froidement par rapport à cette décision inamicale du voisin, afin de voir, de notre côté, les bénéfices collatéraux que nous pourrions en tirer.

La frontière terrestre, qui sépare la République d’Haïti de la République Dominicaine, court, du nord au sud, sur une distance d’environ 376 kilomètres, selon le tracé officialisé par l’Accord du 17 février 1935, après la signature des présidents d’alors, de ces deux pays, soit: Sténio Vincent, pour la République d’Haïti, et Rafaël Léonidas Trujillo, pour la République Dominicaine. Cette frontière chevauche des plaines, des vallées, des mornes. Elle enjambe des rivières et même un lac limitrophe: le Lac Azuei dont la pointe sud-est se trouve en République Dominicaine, alors que la majorité de ses 170 kilomètres carrés de superficie loge en territoire haïtien. Alors, ériger un mur frontalier risque d’être un exercice assez compliqué, qui devra tenir compte de la topographie et du relief des zones sur lesquelles il devra être construit. Je signale tout cela pour l’édification du lecteur mais je n’irai pas plus loin dans ces considérations qui relèvent plus des préoccupations du pays qui veut le construire à ses frais, du moins je l’espère. Je m’attarderai surtout aux préoccupations qui devraient être nôtres et aux postures qu’on devrait envisager pour en tenir compte, dans le futur.

Il va de soi que nos deux pays se partageant la même île, nous sommes donc condamnés à y coexister indéfiniment. Alors, autant essayer de tirer le meilleur parti possible de cette situation. Toutefois, mon point de vue est qu’il faudrait établir une réciprocité relative dans nos relations, à tous les niveaux. Par exemple, Haïti et la Dominicanie ont eu des échanges commerciaux, ces dernières années, pour un montant global d’environ 1 milliard de dollars par an. Des études différentes supportent ce montant. Tout récemment encore, le professeur Joseph Harold Pierre, détenteur d’une triple maîtrise: en Sciences Politiques, en Administration Publique et en Économie, en plus d’être doctorant en cette dernière matière, expliquait, dans un article publié dans Le Nouvelliste en novembre 2021, qu’en 2019, les exportations de la Dominicanie vers Haïti se chiffraient à environ 857 millions de dollars, tandis que les exportations d’Haïti vers son voisin cumulaient à peine à 3,4 millions, pour la même période. Je pense qu’il devrait être possible d’envisager une augmentation significative de nos exportations vers la Dominicanie, tout en tenant compte, bien sûr, de nos capacités de production actuelles, et du déséquilibre flagrant de notre niveau de développement par rapport au leur, aujourd’hui. Une des façons d’y parvenir serait de négocier, en contrepartie de l’importation de certains de leurs produits sur notre territoire, l’exportation de certains des nôtres qui peuvent tenir la concurrence chez eux, à défaut de quoi, nous imposerions des tarifs douaniers à l’importation de certains de leurs produits chez nous.

Des marchés binationaux de produits agricoles existent au niveau des principaux passages frontaliers entre les deux pays. On compte quatre points en particulier: Ouanaminthe/Dajabon dans le Nord-Est; Belladère/Comendador au Plateau Central, Malpasse/Jimani dans l’Ouest et Anse-à-Pitres /Pédernales dans le Sud-Est. 31% des échanges, au niveau de ces marchés binationaux, se réaliseraient à celui de Dajabon, 5% dans celui de Comendador, 51% dans celui de Jimani et 3% à Pédernales. Invariablement, on y constate un net avantage des flux de produits dominicains vers le marché haïtien et l’inverse des nôtres, vers la Dominicanie. Il y a aussi plusieurs points de transit non régulés par aucune autorité nationale, tout au long de cette frontière relativement poreuse. La construction du mur frontalier, à cet égard, pourrait, indirectement, aider la République d’Haïti à avoir un contrôle de fait sur ce commerce car les habitués devraient alors passer par des postes-frontières, enregistrer et déclarer leurs marchandises vendues et achetées, et s’acquitter des droits et taxes applicables. Le mur frontalier pourrait ainsi devenir un outil qui nous permettrait de mieux combattre l’évasion douanière via la contrebande. Il resterait, bien sûr, à mettre sur pied un système efficace de collection, par notre État, des revenus auxquels il devrait avoir normalement droit par le commerce transfrontalier. Mais justement, sur les 376 kilomètres de frontières terrestres, seulement 161 verront cette clôture. Il en restera donc 215, laissés à la discrétion des contrebandiers: les nôtres comme les leurs.

Pour sécuriser la frontière, de notre côté, la PNH avait créé une nouvelle unité: la POLIFRONT, dont l’effectif, en 2018, atteignait à peine 348 membres. Pour effectivement contrôler notre frontière, il faudrait envisager le déploiement d’un personnel nettement plus élevé, de l’ordre de 2 000 voire 5 000 membres environ, et plus. On est donc très loin du compte, pour le moment. La CESFRONT, la police frontalière dominicaine compte à elle seule, 16 000 membres. Il est d’autant plus urgent de constituer notre système de sécurité, qu’au cours des dernières années, il est devenu évident que les trois points d’entrées des armes et des munitions en contrebande sur notre territoire sont nos ports, nos aéroports et notre frontière terrestre. Dans nos ports et nos aéroports, il existe un tant soit peu de contrôle qui a permis la détection, à l’occasion, de conteneurs dans lesquels étaient cachées des armes et des munitions, acheminées illégalement en Haïti. Étant donné que l’embargo décrété contre Haïti, après le coup d’État militaire de 1991, en matière d’importation d’armes, notamment, avait limité considérablement la capacité du pays, de ses agences et de ses citoyens à importer des matériels militaires, à mon point de vue, l’un des moyens de le contourner consisterait à les faire transiter par le pays voisin qui n’est pas frappé par un tel interdit, d’une part, et qui, d’autre part, aurait tout intérêt à déstabiliser nos institutions et les autorités du pays en y acheminant des armes destinées à des organisations de bandits de tout acabit. Ce faisant, nous aurions tellement d’autres chats à fouetter que même penser à établir des politiques de développement, à renforcer les capacités de l’État et, à la rigueur, à maintenir un certain leadership dans les institutions régionales et internationales qui pourrait faire ombrage, un tant soit peu, à notre voisin immédiat, deviendrait une activité marginale, absolument loin de nos priorités immédiates. Donc, du point de vue de l’allègement de nos besoins en personnel pour un meilleur contrôle des trafics illégaux de tout sorte, la construction de ce mur frontalier, pourrait être un atout en notre faveur, bien plus qu’un handicap.

Il n’en demeure pas moins que cette nouvelle disposition de l’État dominicain à notre égard devrait dessiller les yeux aux éternels naïfs qui croient encore aveuglément à l’amitié fraternelle entre les deux pays qui se partagent l’île d’Haïti. Pour le bien de nos deux populations, il conviendrait que nous puissions maintenir des rapports strictement empreints de respect mutuel et de civilité. La réciprocité devait être un principe fondamental sur lequel construire et développer ces relations. Pour le reste, en ce qui concerne nos relations d’État à État, on devrait se contenter de viser la satisfaction de nos intérêts nationaux, sans plus, et éviter de verser inconsidérément dans de grandes effusions, de quelque nature que ce soit. Pour ma part, trop de contentieux historiques, trop de disparités dans nos niveaux de développement national, trop d’intérêts contradictoires nous séparent, pour espérer vivre en parfaite symbiose, comme des peuples frères se partageant ce bout de terre. Et cette muraille fortifiée, érigée entre nos deux peuples, s’il en était encore besoin, n’est qu’une autre illustration de cette réalité, dont, pour ma part, je pourrais bien me passer. En effet, cela fait déjà assez longtemps que je constate cette inimitié pour ne plus me bercer de l’illusion dangereuse d’une utopique fraternité haïtiano-dominicaine.

Je sais bien que des rapports interpersonnels idylliques, tissés individuellement, détonnent souvent dans ce paysage aride et politique, marqué au coin de la discrimination stridente et xénophobe à l’égard de la population haïtienne en général. Ils sont comme autant de «flè dizè» couchées à ras-le-sol, que les ronces couvrent de leurs épines pour qu’elles n’éclosent pas à la lumière de la vraie fraternité entre nos peuples. J’ai entendu quelques rares échos de protestation d’associations de la société civile de nos voisins et même de quelques-uns de leurs élus qui bravent leurs furies politiques, pour entonner ce vœu d’amitié. Mais leurs voix sont couvertes par le rugissement des fauves qui détiennent le haut du pavé. Peut-être faudra-t-il juste en prendre son parti, tant qu’à y être. Il faut savoir parfois se contenter de vivre selon les faits et non selon ses souhaits. «Renmen moun ki renmen w», comme le dit un refrain de l’Orchestre Tropicana. Et pour le reste, il faut s’occuper de ses affaires, prendre soin de développer le pays, d’y construire et de renforcer des institutions qui lui permettront d’avancer vers cet objectif, sans se laisser distraire par des gestes qui ne sont pas nouveaux et qui devraient plutôt nous blinder dans notre détermination de relever, à terme, le défi de faire mieux. Peut-être, alors, lorsque le temps sera plus propice pour ce faire, une liane de concorde pourra enlacer ces deux peuples. Mais d’ici là, je garde mes utopies sous le boisseau de l’implacable réalité qui est nôtre, aujourd’hui.

Pierre-Michel Augustin

le 21 février 2022

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