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Haïti, dans l’œil du cyclone

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De façon assez contradictoire, la démocratie est un système politique, à la fois fragile et résiliente. Les évènements internationaux récents en attestent amplement et illustrent bien ce constat, dans les deux sens. Ce système politique est comme une construction en mosaïque qui peut absolument résister à bien des épreuves, mais à la condition que tous ses piliers, même ceux qui paraissent les plus insignifiants, aient été mis en place, comme prévu, et soient régulièrement testés pour en valider la résistance et la solidité. Autrement, tel un château de cartes, tout le système s’écroulera sous l’assaut de ses détracteurs, et ils sont nombreux et divers.

Souvent, ceux-ci commencent par quelque chose qui peut paraître assez insignifiant: le mensonge. Celui-ci est une arme dont on mésestime, parfois, la virulence et la portée. C’est comme les friandises qui finissent par pourrir de carie, les dents de nos enfants. On le présente comme de simples allégories qui fleurissent dans la bouche des puissants de ce monde, comme des banales fables de lunatiques, même comme des réalités alternatives qui doivent côtoyer les réalités vraies, comme si la terre pouvait être ronde et carrée à la fois, comme si un virus pouvait être mortel et causer des millions de morts dans le monde, tout en étant une fausse nouvelle (fake news), un truc virtuel, sans conséquence réelle pour la population. Lorsque ces mensonges sont bien ensemencés dans la population en général, il arrive un moment où ils s’imposent, presque comme des dogmes, des vérités révélées dont plus personne ne devrait même plus oser en contester la véracité absolue. Et si, en plus, en cours de processus, un chef de file avait pris la précaution insidieuse de corroder quelques éléments importants de la gouvernance politique d’un pays, il suffira alors d’un évènement fabriqué de toute pièce, d’un coup de butoir, pour que s’écroule l’édifice démocratique, la charpente ayant été affaiblie préalablement de l’intérieur. Cela a failli fonctionner aux États-Unis, avec les machinations de l’ex-Président Donald Trump. Cela faisait des années que, sous des dehors démagogiques, il instillait des mensonges divers dans la société américaine. On l’avait laissé faire, parce qu’on avait cru, à tort, qu’ils étaient inoffensifs, que la société américaine était assez lettrée, assez avisée, pour ne pas confondre des vessies avec des lanternes. On l’a laissé faire et il a fini par parvenir jusqu’à la Maison Blanche. Encore un peu, et les États-Unis d’Amérique auraient pu basculer dans un chaos indescriptible et catastrophique. Et, le monde entier aurait pu en pâtir, terriblement. Mais, in extremis, un peu par chance aussi, ce pays s’en est sauvé. L’insurrection de Washington, le 6 janvier dernier, fort heureusement, ne fut qu’une émeute qui a coûté quelques vies et beaucoup de dégâts physiques et moraux à ce pays.

Mais on ne peut pas en dire autant pour la Birmanie, petit État, encore au balbutiement d’une démocratie naissante dont les résultats officiels des dernières élections présidentielles ont été contestés par son Armée, dépositaire évident du pouvoir politique réel dans ce pays. Et, ce que Trump a raté aux États-Unis, et bien, les militaires l’ont réussi en Birmanie. Accusée de fraude électorale et de manipulation des votes ayant conduit à sa réélection, Mme Aung Sang Suu Kyi, est aujourd’hui destituée et mise aux arrêts. Un état d’urgence est décrété pour une période d’un an. L’Armée a repris les commandes du pays, nonobstant les protestations de la Communauté Internationale et les rejets des accusations de fraude électorale par la Cour Suprême de ce pays. «Ite, missa est.» Et dire que le Président élu, Joe Biden, aurait pu connaître le même sort que Aung Sang Suu Kyi ! Imaginez…

Je fais ce grand détour par les évènements internationaux récents, pour arriver à ce qui nous attend en Haïti, dans les prochains jours. Une partie de souque à la corde, à trois partenaires, s’y joue actuellement. D’une part, le gouvernement, tout particulièrement le Président Jovenel Moïse, veut doter le pays d’une nouvelle Constitution, redéfinir les règles du jeu soi-disant démocratique, selon son point de vue, puis procéder à des élections qui légaliseraient, du coup, son accaparement à long terme, pour plusieurs décennies, du pouvoir au pays. Pour cela, il entend se défaire du Sénat, sous le fallacieux argument de duplication d’une autre instance législative, en l’occurrence: la Chambre des Députés. En cours de route, il avait préalablement largement ensemencé la population avec des promesses qu’il devait savoir impossibles à tenir, dans les conditions actuelles, mais qui soulevaient un espoir crédule dans la population. Qui ne souhaiterait pas avoir l’électricité 24/24, sept jours par semaine ? Qui ne voudrait pas avoir de l’argent plein les poches et sa table débordant de victuailles? Officiellement, tout le monde vote pour la vertu et personne ne veut voir triompher le vice. Alors, des crédules se sont laissé tenter par l’aventure, alléchés par ces belles promesses. Et, encore lui a-t-il fallu, paraît-il, truquer quelques résultats, pour avoir assez de votes pour parvenir au Palais National. On ne refera pas l’histoire, mais l’on se souviendra, à l’endroit de ce candidat à la présidence, des accusations: de corruption, de malversation, de non-exécution de contrats, et même de blanchiment d’argent dans des comptes en dollars mais, comme par accident, libellés en gourdes. Lorsque le cours du change est d’environ 50 gourdes pour un dollar U.S, entre quelques dizaines de millions de gourdes et quelques dizaines de millions de dollars, il y a une sacrée marge. De sorte que l’identité de la devise effective d’un compte en banque (gourde ou dollar U.S.) ne relève pas d’un détail anodin.

Mais on avait passé outre ces clignotants sur notre tableau de bord de gouvernance nationale, tout comme on l’avait fait, lorsque le Président Moïse avait décidé de recréer les Forces Armées d’Haïti, sans une loi constitutive, comme si cette institution, qui avait été abolie, pendant plus de 20 ans, n’avait jamais cessé d’exister ni n’avait créé tant de problèmes, auparavant, que ceux-ci avaient fini par l’emporter dans le néant. Certes, la population avait protesté. Elle était descendue dans les rues. Elle avait même manifesté violemment sa colère. Mais rien n’en a résulté, parce que notre machine de gouvernance démocratique est rabougrie, et que ses instances de contrepoids effectif sont inopérantes, parce qu’incomplètes, souvent à dessein ou, parfois, par simple négligence politique. Le résultat est que, maintenant, lorsque nous faisons face à un problème politique à résoudre, nous avons deux mauvais choix devant nous : ou bien on déconstruit toute la machine pour corriger le problème, avec le risque, ce faisant, d’ouvrir une véritable boîte de Pandore, ou bien on continue à fonctionner avec ce problème, quitte à l’empirer encore et encore, jusqu’à la catastrophe finale, jusqu’à ce que la machine de la gouvernance du pays soit totalement hors d’usage. Nous sommes rendus à ce carrefour, aujourd’hui.

Contrairement à ce qui s’est passé aux États-Unis, nous n’avons aucune institution, avec assez d’autorité pour transcender les clivages au niveau de la société, et qui pourrait intervenir pour arbitrer nos différends. Cette armée, ressuscitée par la volonté de Jovenel Moïse, n’a ni les moyens logistiques ni la capacité militaire ni la légitimité juridique, pour intervenir de façon utile dans le débat actuel. Le Parlement, également, se trouve, malheureusement, dans la même situation, contrairement à ce qui s’était passé en 2016. De sorte que les gesticulations du nouveau Président du Sénat, en la personne du Sénateur Joseph Lambert, restent sans écho, juste des gesticulations qui n’interpellent personne ni aucune institution nationale ou étrangère. D’ailleurs, pendant qu’il recevait l’Ambassadeur du Canada pour discuter, récemment, sur la situation politique au pays, on a bien vu que les Nations-Unies, par le biais du PNUD, signaient un accord de financement du fameux référendum sur une nouvelle Constitution et des élections dont les réalisations sont prévues au courant de cette année. Il se trouve justement que ces activités sont dénoncées par le Sénateur Lambert. Néanmoins, en dépit de son titre de Président du Sénat, les Nations-Unies ignorent carrément ses objections, tout comme l’a fait cette institution, à l’égard des manifestations de l’opposition, par rapport à la démarche du gouvernement. Son rêve de rejouer la partition du Sénateur Jocelerme Privert, devenu président provisoire, élu par ses pairs, paraît avoir pas mal de plomb dans l’aile.

Ce sont ses forces internes qui détermineront, finalement, le cours des évènements au pays. À défaut d’institutions fortes de gouvernance, en mesure de prendre les choses en mains, ce sera au plus fort la poche. À cet égard, le Pouvoir Exécutif actuel, semble détenir plus d’atouts dans son jeu que ses vis-à-vis. Il a en poche la PNH qui partage le monopole de la détention légitime d’armes de guerre au pays, avec l’embryon d’armée remis en activité. Comme s’il fallait encore démontrer les liens qui les unissent, le G-9 et Alliés en famille, ce regroupement de gangsters qui sévissent dans la grande région métropolitaine, vient de réaliser une manifestation publique, pro-gouvernementale, dans les rues de Port-au-Prince, avec la protection active des forces de l’ordre qui avaient préalablement balisé son parcours. Au cours de cette manifestation du G-9, la police n’a enregistré aucun incident. Pas une seule cartouche n’a été tirée, ni d’un côté, ni de l’autre. Pas une seule bonbonne de gaz lacrymogène, non plus, n’a été lancée. C’était comme une symbiose. Se te pwason kraze nan bouyon, nan pwen pèd. Contrairement aux journalistes rudoyés et aux arrestations brutales qui furent enregistrées lors de manifestations organisées par l’opposition dans diverses localités du pays, notamment à Port-au-Prince et à Miragoâne, tout s’était déroulé sans anicroche. Donc, d’un côté, il y aura, selon toute vraisemblance, la Police, les militaires et des gangs armés, supportant le pouvoir en place, appuyé en outre, passivement ou activement, par certains acteurs locaux et par certaines institutions internationales. Tout au plus, ceux-ci pousseront des hauts cris de protestation, en cas de grabuge, en cas de débordement excessif de la part du pouvoir en place. Cela se fera, un peu comme cela se passe actuellement dans le cas de la Birmanie. On laissera la Caravane rouler sur le corps de l’opposition et on regrettera amèrement ses écarts, après coup, en admonestant un peu le pouvoir. Et puis, et puis… anyen. Toutefois, ils ne manqueraient pas de se précipiter promptement aux barricades, si l’inverse devait se produire et s’il s’avérait que l’opposition, jusque-là pacifique, s’emparait du haut du pavé et prenait l’initiative de la lutte, pour contrecarrer la violence d’État, programmée et appliquée à l’égard de ses partisans, quitte à rendre coup pour coup. L’effusion, alors, ne sera plus supportable, et les consciences sensibles, soudain réveillées, en seront affolées.

Aujourd’hui encore, je lisais une note circulaire d’une institution internationale, concernant les désagréments anticipés dans les jours à venir. On se croirait dans une veille météorologique, en attente d’un ouragan annoncé. Les mesures proposées y sont nettes et précises. À l’en croire, on va en découdre au pays, et il importe de se mettre à l’abri, en ayant la précaution d’accumuler assez de provisions pendant le temps qu’on sera à couvert… et de carburant aussi, au cas où l’on devrait procéder à un rapatriement en urgence ou à une évacuation par voie terrestre. Tout cela, pour dire qu’il va faire mauvais et que cela risque de brasser assez fort pour sentir le roussi. Un autre indice à prendre au sérieux, c’est l’arrivée rapportée, à Port-au-Prince, de plusieurs journalistes étrangers. Il est vrai qu’une hirondelle ne fait pas le printemps, mais quand les vautours arrivent sur les lieux, ce n’est jamais gratuit. Leur flair ne les trompe que rarement.

En attendant, la table est mise. Des armes et des munitions affluent au pays, en quantité, à travers nos douanes. Bien sûr, on en attrape quelques stocks, ici et là. La semaine dernière, une fois de plus, à St-Marc, on a débusqué un pot aux roses. Mais combien passent à travers nos filets poreux. Sans compter le nombre de nos agents douaniers, mal rémunérés, qui acceptent volontiers de regarder ailleurs, au moment de certains arrivages douteux. On n’en a pas le compte exact mais, du train auquel s’approvisionnent les membres des gangs, cela doit se produire plus souvent qu’autrement. Nous sommes aujourd’hui, ce mardi 2 février, à cinq jours d’un, showdown, d’un clash, d’un affrontement qui risque de nous coûter cher. Contrairement à ce qui s’est passé à Washington ou au Myanmar, il n’y aura pas d’arbitre pour siffler la fin de la récréation, dans un sens comme dans l’autre, sauf peut-être le peuple. Pour le moment, nous sommes en pleine veille d’un orage social qui a déjà commencé et dont les protagonistes fignolent le climax. Nous sommes peut-être actuellement dans l’œil d’un cyclone dont le moment d’apaisement est toujours trompeur. Ce n’est peut-être qu’un moment de répit, avant le recommencement de la bourrasque finale, si souvent funeste et ravageuse, surtout lorsque l’édifice de notre gouvernance démocratique est si fragile, lorsque ses piliers sont si faibles et lorsque le tout repose sur des fondations si fraîches et si mal étayées.

Pierre-Michel Augustin

le 2 février 2021

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