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Nos stratèges politiques à l’œuvre, sans égards aux conséquences de leurs actes

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La semaine dernière, il s’est passé quelque chose que plusieurs observateurs ont considéré comme une erreur évidente du gouvernement haïtien. Cela pourrait bien être le cas, mais j’ai souvent tendance à ne pas sauter vite aux conclusions, lorsque des évidences me paraissent par trop flagrantes. Parfois, ces actes délibérés cachent des stratégies qui passent sous le radar, au moment de leur réalisation. Leurs objectifs réels ne sont souvent perçus que fort tard, au moment du constat des résultats.

L’affaire est la suivante. En prélude aux activités de contestation de ce gouvernement par l’opposition en général, le Secteur Démocratique Populaire de l’Opposition avait entrepris, dans un premier temps, des manifestations séquencées dans des villes de province. Ainsi, il y eut des manifestations aux Gonaïves, à Mirebalais, à Hinche, à St-Marc, à Petit-Goâve et aux Cayes, selon des rapports de presse. C’étaient toutes des manifestations périphériques, en prélude à des activités majeures qui doivent culminer pour coïncider avec la date fatidique du 7 février 2021. Celles-ci devraient se tenir normalement au centre névralgique du pays, à la capitale, et devraient être soutenues par un embrasement général dans tout le pays. C’était cela, le plan, en gros. Et les porte-parole de l’opposition n’ont eu de cesse de le claironner à qui veut l’entendre. Pour moi, cela relevait soit d’une fanfaronnade contre-intuitive de la part de l’opposition, soit d’une tentative d’intimidation qui devrait faire monter les enchères politiques, à un point tel, que l’adversaire déciderait, en toute logique raisonnable, de ne pas affronter ce péril si grand. Mais, c’est aussi sous-estimer l’adversaire que de lui télégraphier, à l’avance, sa stratégie et de penser qu’il ne pourra pas envisager une parade quelconque. Tenant compte des démonstrations d’entêtement de ce dernier, tout au long de son mandat, c’est clairement illusoire de penser que la logique et la raison prévaudront dans son cas, et que le Président Jovenel Moïse optera pour éviter le risque majeur d’un chaos généralisé dans le pays.

Ainsi, la semaine dernière, le gouvernement Moïse/Joseph, à mon avis, avait décidé de contre-attaquer, en essayant de faire dérailler les plans annoncés de l’opposition. Et il s’y est pris de la façon suivante. À la suite d’une manifestation initiée par l’Opposition dans la ville de Miragoâne, la Police, dans cette ville, a procédé à l’arrestation d’un groupe de manifestants pacifiques, environ une douzaine, qui paraissaient venir en autobus, pour soutenir le mouvement local. La réaction normalement attendue, de la part des responsables de cette activité, s’était alors réalisée. Le chef de file du mouvement dans le secteur, l’ex-Sénateur Nènel Cassy, s’est porté à la défense de ce groupe de partisans et s’est enquis auprès des autorités policières sur les motifs de ces arrestations. Mais, lui aussi, il a été prestement arrêté, sous les prétextes d’avoir en sa possession des armes de guerre et de troubler la paix publique. Et, comme il protestait de son innocence, dans les deux cas, et exigeait le respect de ses droits constitutionnels de protester pacifiquement, dans le cadre d’une manifestation publique, dument signifiée dans les délais prescrits, aux forces de l’ordre, le Commissaire du Gouvernement de la zone, Me Jean Ernst Muscadin, lui aurait servi la suprême rebuffade, à savoir : qu’il serait détenu, sur ordre exprès du Président de la République, «Après-Dieu», lui-même. La nouvelle a vite fait le tour des médias. Les réseaux sociaux n’ont pas dérougi. Et une cascade d’actions spontanées a eu lieu, déréglant d’autant la mécanique et la stratégie de culmination d’activités cédulées à l’avance par l’Opposition.

Toutes les réactions, que l’on pouvait normalement anticiper, se sont alors matérialisées. Le haut État-major du Secteur de l’Opposition Démocratique s’est mobilisé sur ce dossier qui lui paraissait, sur le coup, comme du pain béni. Son porte-parole officiel, Me André Michel, est allé sur place, à Miragoâne, pour exiger la libération immédiate de l’ex-sénateur Cassy. Pendant qu’il parlementait et négociait la libération de ce prisonnier politique important, ainsi que celle des autres manifestants détenus illégalement, les autres ténors de l’opposition prenaient la relève, ailleurs au pays. Entre autres, l’ex-Sénateur de l’Artibonite, le leader du Parti Ayiti An Aksyon, Youri Latortue, dénonçait cette violation flagrante des droits constitutionnels de l’ex-Sénateur Cassy. Pradel Rosemond, de la Fusion des Sociaux-Démocrates, condamnait cet abus d’autorité. Et la liste s’allonge, sur le front local, dans la gente politique, normalement associée à l’opposition, tous secteurs confondus. Mais cela ne s’est pas arrêté à ce secteur. Jusqu’au nouvellement élu Président du Sénat de la République, le Sénateur Joseph Lambert, s’est publiquement questionné sur l’opportunité d’un tel geste des autorités du pays, dans un contexte aussi troublé, et a demandé la libération immédiate de M. Cassy.

Du point de vue international, cette action a paru attirer l’attention de certains observateurs, également. Par exemple, la Sénatrice Donzella James, de l’État américain de Géorgie, s’en est alarmée et a transmis une note à l’Ambassadrice des États-Unis, à Port-au-Prince, Mme Michèle Sison, lui demandant d’intervenir auprès du gouvernement du Président Jovenel Moïse, pour obtenir la libération immédiate et sans conditions de l’ex-Sénateur Nènel Cassy.

Du coup, la réaction des autorités du pays ne s’est pas fait attendre. En bon prince, le Premier Ministre Jouthe Joseph a demandé à son collègue, le Ministre de la Justice, de voir à la libération de l’ex-Sénateur Cassy, sous réserve de l’absence de flagrance de commission d’actes sanctionnés par la loi, et même si cela s’avérait le cas, de le libérer quand même, puisqu’il est un notable, avec une adresse domiciliaire connue dans la zone. Et, bien sûr, le Ministre de la Justice et tous les autres officiers subalternes de cette chaîne de gouvernement, ont obtempéré à la demande judicieuse du premier des ministres. De sorte que l’embrasement général n’a pas eu lieu. Le mouvement a été contenu. Le gouvernement a semblé jouer ainsi, non pas en pyromane inconsidéré, mais en sapeur-pompier, impliqué dans une stratégie de coupe-feu préventif, forçant l’Opposition à brûler des cartouches avant le temps, avant le moment culminant.

D’aucuns pourraient se demander encore si c’était très sage, de la part du gouvernement, d’entreprendre une action aussi risquée, à ce moment précis de la conjoncture, et si les risques encourus n’étaient pas trop grands, à la veille du 7 février 2021. Ce qu’il importe de retenir, pour le moment du moins, c’est qu’il semble avoir fait mouche. J’ai peu entendu parler, par la suite, d’autres activités de manifestants contre le gouvernement. Il y a bien eu quelques manifestations de ce genre, à Port-au-Prince même. Certaines ont porté leurs doléances devant l’ambassade américaine, à Tabarre. D’autres se sont concentrées sur l’insécurité galopante, touchant spécifiquement le phénomène du kidnapping qui prend de l’ampleur. Toujours est-il que le calendrier des manifestations contre le gouvernement, soigneusement préparé par l’Opposition plurielle, est chambardé, du moins, pour le moment.

Aujourd’hui, ce 26 janvier, selon ce qu’avait annoncé l’ex-Sénateur Steven Benoît, il n’y a pas si longtemps, devait être dévoilé le plan final d’un Gouvernement de Transition, qui assumera la passation ordonnée du pouvoir, au 7 février 2021. Nous sommes aujourd’hui, le 26 janvier, à 12 jours de cette échéance, et l’Opposition tarde encore à faire cette présentation à la Nation. C’est déjà un peu tard. Il reste encore du temps pour parvenir à un plan compréhensif et globalement acceptable par tous les secteurs de la vie politique au pays. Et cela inclut également, malheureusement et à mon corps défendant, la fameuse Communauté Internationale. Mais le temps est une ressource qui n’est pas toujours aussi élastique que l’on voudrait le croire. Il y a des échéances, des moments-charnières que l’on ne peut pas rater, que l’on ne doit pas rater, sans qu’il ne s’ensuive des conséquences. L’une d’entre elles pouvant être, certainement la perduration de la situation actuelle, la déliquescence de nos institutions et, fatalement, le naufrage durable de ce pays. Mais une autre possibilité, tout aussi probable, c’est la prise en main de la situation par la population, brutalement, sans gants ni aménité pour rien ni personne, comme l’appréhende, à haute voix, l’ex-Sénateur, Antonio Chéramy. On l’a déjà vécue en 1915, cette situation. Il a fallu, pour cela, que le peuple soit poussé, jusque dans ces derniers retranchements, par le gouvernement suicidaire de Vilbrun Guillaume Sam. Et l’histoire nous informe des suites de cette période trouble. Le Président Vilbrun Guillaume Sam avait aussi fait le pari du jusqu’auboutisme: celui de pouvoir mater la grogne populaire par l’effroi, par la peur, quitte à recourir aux massacres et aux grandes exécutions sommaires, comme celles de 167 prisonniers politiques, enfermés dans les geôles de la capitale, à cette époque, parmi eux: l’ex-Président Oreste Zamor, un de ses malheureux adversaires politiques. Mais il l’avait perdue, cette gageure, car, contre tout un peuple, la victoire d’un tyran ne dure qu’un moment, le temps d’un désarroi passager. Lui non plus, n’y a pas survécu. Mais quel tribut n’avions-nous payé, par la suite, pour avoir été jusqu’à ces extrémités!

À l’échelle historique, le temps ne se mesure pas en jours ou en semaines, ni en mois. Ce sont des périodes plus ou moins compressibles ou élastiques. Mais méfions-nous. Tels des séismes qui sommeillent sous nos pieds, les réveils populaires peuvent être d’autant plus ravageurs qu’ils ont tardé à se manifester. Ils ont alors pris le temps de faire le plein de souffrances et de récriminations populaires. Et quand vient le moment de balancer tout ce trop-plein accumulé, alors, c’est : bonjour la catastrophe. Tout y passe. Un torrent d’alluvions sociales, de misères trop longtemps contenues, devant l’opulence indécente de nos élites, se pavanant inconsidérément sur les flancs d’un volcan, dévalera les pentes de notre société, telle une lave incandescente qui consumera les vestiges de nos institutions en décomposition avancée.

L’Histoire ne se répète pas, rétorquait, l’autre jour, l’historien haïtien, Michel Soukar, à son interviewer, Wendell Théodore, de Radio Métropole. Je fais confiance à son grand savoir en la matière, car c’est son domaine d’expertise. N’empêche que les torrents n’oublient jamais les lits par lesquels ils ont pu déverser leurs eaux en furie. Et, ceux qui, par mégarde, ont eu l’imprévoyance de construire leurs fortunes sur les routes qu’ils ont jadis empruntées, pourraient avoir la surprise de leur vie, en constatant la similarité des gestes que l’on croyait maîtrisés, à force de faire peur, à force de compter sur la couardise présumée des victimes, si longtemps à court de moyens. Jamais, il est vrai, la même eau ne coulera sous les ponts que bâtissent nos sociétés et nos gouvernements. Mais méfions-nous de la placidité trompeuse du cours de ce fleuve dont nous pensons avoir endigué les berges, à coup d’expédients. Parfois, il sort de son lit, il envahit la Cité, il emporte même ces ponts sociaux, mal fagotés, qui les enjambent et que nous empruntons régulièrement, sans penser aux dangers dont ses flots en furie peuvent nous menacer, par temps d’orages sociaux et de crises politiques exacerbées.

Justement, nous y sommes. Et les nuages, qui s’amoncellent au-dessus de nos têtes, nous rappellent d’autres ouragans sociaux et politiques. Ils nous rappellent 1986 avec ses dechoukaj plus ou moins aveugles mais qui ciblaient, généralement, assez bien leurs victimes, après le renversement du Président à vie, Jean-Claude Duvalier. Pour celles et ceux qui sont plus vieux, ils nous rappellent 1956 et 1957, après le départ du Président Paul Eugène Magloire et la pléiade de gouvernements éphémères qui lui succédèrent. Ils nous rappellent aussi1946 dont les évènements, communément appelés «révolution de 1946», emportèrent le gouvernement du Président Élie Lescot. Nous pouvons ainsi remonter nos pulsations sociales à travers le temps, jusqu’au séisme politique de 1915, il y a un peu plus d’un siècle. À chaque fois, ces signes ne nous ont pas trompés. Nous n’avons pas toujours su les lire adéquatement et les décrypter correctement, mais ils étaient là, tout comme aujourd’hui. Ils nous disent en clair, même pas en daki, que les turbulences ravageuses foncent sur nous, comme en 1986, comme en 1956, comme en 1946, tout comme en 1915. À chaque fois, l’Histoire, certes, ne s’est pas répétée. Mais, les évènements qui en ont marqué ces points d’orgue, qui en ont tissé la trame dramatique, se ressemblent énormément. Seules leur amplification et leur modulation, dans leurs conséquences, semblent les différencier dans leur finalité. Désormais, jusqu’à cette date fatidique du 7 février 2021, et peut-être même bien après, nous allons vivre une veille politique et sociale, une zone de rapides et de turbulences sur laquelle peu de gens peuvent prétendre avoir un contrôle.

Pierre-Michel Augustin

le 26 janvier 2021

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