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La remontée soudaine de la gourde : ce qu’il faut en penser

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Il n’y a pas si longtemps, les preneurs aux livres supputaient sur les planchers en perspective, d’ici à la période de fin d’année, pour notre gourde en chute libre. De jour en jour, de semaine en semaine, le cours de notre devise affichait de nouveaux records de dépréciation. La pire décote était enregistrée en date du 16 août 2020 et le taux de change de référence de la gourde s’établissait à 120,7138 gourdes pour 1 dollar américain. Depuis lors, une remontée spectaculaire de notre devise s’opère. Au mardi 8 septembre, notre gourde vaut 101,2145 gourdes pour 1 dollar américain, selon le taux officiel, publié par la BRH, soit un redressement de 19,4993% par rapport au cours, en date du 16 août 2020.

On se perd en conjectures, quant aux mesures qui expliqueraient ce revirement et sur la possibilité de son maintien, à moyen et long termes. Plusieurs économistes réputés du pays se sont penchés sur la question et l’ont décortiquée sous des angles plus ou moins différents. Néanmoins, ils sont dubitatifs quant à la durée et à la persistance de cette embellie. Et ils semblent bien avoir raison car rien de substantiel n’a vraiment changé pour affecter aussi positivement notre devise et en un si court délai, en plus.

Pour l’essentiel, la valeur d’une monnaie quelconque est basée, entre autres, sur la capacité du pays dont elle est la devise, de produire des biens et des produits qui génèrent une demande de cette monnaie pour se les procurer. Tous les fondamentaux de l’économie haïtienne sont actuellement en piteux états, selon ce que rapportent les observateurs nationaux et internationaux. Prenons le P.I.B (Produit Intérieur Brut), par exemple. On prévoit que pour l’exercice financier se terminant au 30 septembre, il se sera contracté pour atteindre un taux négatif de -1,4%, selon la Banque Mondiale. Et cela, c’est après avoir enregistré d’autres diminutions au cours des exercices antérieurs, passant ainsi d’un taux de croissance famélique de 1,5% au cours de l’exercice 2018, à 0,9% en 2019. Donc, cet indicateur, toujours si l’on en croit la Banque Mondiale, affiche une tendance négative persistante. Et le prochain exercice n’augure rien de bon, non plus, toujours selon cette même source. Le P.I.B. prévu, ne sera pas plus élevé que -0,5% en 2021. Alors, ce n’est certainement pas sur la base d’une projection d’augmentation prochaine (sinon en cours) de l’amélioration de notre capacité de production que s’apprécierait la valeur de notre gourde nationale, loin de là.

La situation politique, la stabilité sociale en particulier, sont aussi d’autres facteurs qui concourent à l’appréciation d’une devise monétaire. Lorsque l’avenir politique est prévisible et que la paix sociale règne sur un pays, les investisseurs tendent à y affluer, à y investir leur pécule et, ainsi, à créer des emplois. Les touristes ne voudront pas être en reste non plus et viennent faire leur petit tour. Tous nos voisins tirent ainsi leur épingle du jeu et profitent de leur situation géographique enviable, de la chaleur de leur hiver, de leurs ressources naturelles à cet égard et mettent à profit leur paix sociale et leur stabilité politique, pour ce faire. Ce n’est sûrement pas le cas pour notre pays, par les temps qui courent. Aujourd’hui, l’État fait la chasse à certains de ses partenaires investisseurs, au lieu de convenir de respecter ses engagements pour régler ses différends à l’amiable, de préférence, avec ceux-ci. On tue nos cerveaux les plus brillants qui se trouvent, comme par hasard, en opposition de point de vue par rapport au gouvernement. On kidnappe des gens à l’aveuglette et on organise des massacres ça et là, même à quelques kilomètres du Palais National. Ce n’est rien pour faciliter l’afflux de ces touristes ou pour allécher des investisseurs, d’où qu’ils viennent, même de l’intérieur du pays. D’ailleurs, des États partenaires et amis recommandent régulièrement à leurs concitoyens d’éviter nos parages, à moins d’absolue nécessité et, pour justifier cet avis défavorable, ils déclinent une longue liste de risques que leurs citoyennes et citoyens encourraient s’ils poussaient leur témérité jusqu’à ne pas en tenir compte. Et puis, l’année 2020 sera une année électorale ou de fin de mandat présidentiel, donc une année qui promet une grande turbulence sociale, associée à cette situation de changement de garde ou de régime. Ce facteur, non plus, ne peut être la source subite de cette embellie de notre gourde ragaillardie.

On serait porté à penser alors aux vertus d’une certaine rigueur administrative, redécouverte par ce gouvernement et dont l’application assidue ferait déjà escompter aux spéculateurs en devises, des retombées positives pour la nôtre, dans un avenir prochain. Ce serait alors une raison du renforcement de notre gourde. Mais, à entendre le Ministre de l’Économie et des Finances, et même d’ailleurs le Gouverneur de la Banque de la République d’Haïti, le Gouvernement devra se serrer la ceinture et ne dépenser que les stricts revenus qu’il gagnera, d’ici au 30 septembre 2020. Néanmoins, on aura creusé déjà un déficit d’exercice, financé par la BRH, au montant de 30 milliards de gourdes environ. D’ailleurs, ce n’est pas la première fois depuis l’avènement de ce régime qu’on nous claironne cette recette, sans pouvoir la respecter. C’était déjà le cas pour l’exercice 2018. Il en fut de même en 2019. Aujourd’hui, on nous ressert la même salade avec la même équipe au timon des affaires. Il n’y a donc rien qui nous porte à croire à la validité de cette nouvelle résolution de discipline budgétaire que l’on dit ferme, cette fois. Il se trouve déjà que le Président, à part de brandir la menace de renverser celles et ceux qui compteraient se servir de l’arme financière pour déstabiliser son gouvernement et le renverser, réclame à cor et à cri des changements aux règles en usage à la Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux Administratif (CSC/CA), relativement à ses recommandations concernant certains projets ou contrats gouvernementaux. Le Président voudrait se défaire de toute contrainte administrative, liée à la gestion financière des projets que le Gouvernement veut mettre en œuvre. Par exemple, la recommandation défavorable de la CSC/CA, concernant un contrat d’achat d’électricité, met le Président dans tous ses états. Et il veut passer outre à ces empêcheurs de contracter en rond. D’après lui, là se trouverait une des sources de blocage du pays qu’il s’échine à mettre sur la route du développement. D’après le Président, les institutions de contrôle des actes financiers de l’État sont des enquiquineurs qu’il faut mettre au pas ou dont il faut se débarrasser. Et il veut y mettre bon ordre. Les observateurs de cette situation ne peuvent y trouver, non plus, objet à une appréciation soudaine de notre devise monétaire.

Mais alors, quoi? Qu’est-ce qui pourrait bien expliquer la remontée fulgurante de la gourde qui s’est appréciée d’environ 19,5 % en moins d’un mois. Il est vrai que la BRH vient d’injecter quelque 47 millions de dollars dans l’économie, épongeant ainsi un surplus de gourdes sur le marché, à raison de 120 gourdes pour 1 dollar. De plus, elle se réserverait environ trois autres injections du même ordre, pour stabiliser le cours de la gourde, dans les prochaines semaines, d’ici au 30 septembre. Néanmoins, ce n’est pas la première fois que la BRH recourt à cette stratégie. En mars 2017, cette institution avait annoncé l’injection de 120 millions de dollars sur le marché. Cela avait fonctionné pour un temps. La gourde était alors passée de 69,12 gourdes pour 1 dollar américain au 16 mars 2017, à 69,32 gourdes pour le dollar au 31 mars. Mais, au 30 juin de cette même année, la gourde avait repris son erre d’aller et se transigeait à raison de 62,97 gourdes contre le roi dollar. Mais cette tendance n’allait pas s’installer dans la durée. En janvier 2019, la gourde flirtait à nouveau avec un autre creux. Elle se transigeait à raison de 78,25 gourdes pour 1 dollar. Cela avait nécessité une autre piqûre de rappel de la BRH pour stabiliser notre devise. Mais rien n’avait changé dans la chute inexorable de la gourde. Cela n’avait servi qu’à la freiner un peu. On connaît la suite. Et maintenant que nos autorités monétaires appliquent la même recette, le même cataplasme sur la jambe de bois de notre économie, peut-on vraiment espérer que cette cure est la bonne et va tenir la route? Permettez-moi d’en douter et de me joindre à la cohorte de nos économistes qui sont encore sceptiques et qui se remémorent, à raison, l’historique des interventions du même ordre de la BRH. Elles se sont soldées, à moyen terme, par un échec retentissant.

Les fondamentaux de notre économie détermineront, à coup sûr, la valeur de notre devise sur le marché des changes. Nos réserves monétaires, actuellement de l’ordre de 690 millions de dollars environ, ne permettront pas à la BRH de répéter indéfiniment sa stratégie d’injections importantes de dollars américains dans notre économie. Une injection de cet ordre correspond à environ 21% de nos réserves devant garantir nos achats sur le marché international. C’est donc une décision financière importante, pour nous comme pour les partenaires internationaux avec lesquels nous transigeons. Il importe donc que ces réserves soient utilisées à bon escient et non dans des stratagèmes qui ne peuvent apporter que des résultats à court terme.

À cette étape, il est intéressant de suivre l’évolution de nos réserves au cours des 15 dernières années. Pour mémoire, lorsque le Président René Préval arriva au pouvoir en 2006, nos réserves se chiffraient à environ 396 millions de dollars U.S. En décembre 2010, à la veille de son départ, elles atteignaient 1,619 milliards de dollars U.S. Sous les gouvernements du Président Michel Martelly, elles ont fluctué mais en 2016, elles dépassaient encore la barre de 1,6 milliard de dollars. Sous la présidence provisoire de Jocelerme Privert, elles ont atteint 1,8 milliard de dollars pour se stabiliser à 1,76 milliard de dollars en septembre 2017. Aujourd’hui, les experts estiment nos réserves à environ 690 millions de dollars, en nette diminution. Avec le recours à la politique d’injections de dollars de la BRH, elles ne peuvent que diminuer encore davantage, sans bénéfice réel, à moyen et long termes pour l’économie nationale. Je me demande vraiment si cette démarche est judicieuse, pour ce qu’on gagne à encore l’appliquer, et s’il ne faudrait pas changer de politique. Et, tant qu’à faire, on devrait peut-être opter également pour changer celles et ceux qui en font la promotion et qui ne semblent connaître que cette seule formule pour résoudre nos problèmes structurels. On ne pourra pas toujours pelleter des dollars, en vain, pour étouffer le feu qui nous consume. Il faudra s’attaquer un jour aux fondamentaux de notre économie, si l’on veut parvenir à résoudre les maux qui nous accablent. Et pour ce faire, on devra sans doute recourir à d’autres politiques, mais certainement à une autre équipe de femmes et d’hommes mieux habilités pour la tâche de redresser notre économie et notre pays, pour de bon.

Pierre Michel Augustin

le 8 septembre 2020

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