HomeActualitéHaïti, dans la grisaille des temps moroses, en attente de la déferlante…

Haïti, dans la grisaille des temps moroses, en attente de la déferlante…

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«Les jours suivent les jours, et la semaine s’écoule», écrivait Guy de Maupassant. Mais nos réalités demeurent implacablement stables et cruelles, ajouterais-je. On a beau faire semblant, on a beau dire de belles promesses, cela n’a malheureusement aucune prise réelle sur notre descente aux enfers, cette spirale dans laquelle nous nous sommes engagés et d’où nous ne paraissons pas savoir comment nous en sortir.

La semaine avait commencé aux petites heures du lundi 13 janvier par le constat de caducité du Parlement, exprimé dans un tweet du Président. En cascade, il poursuivait un peu plus tard dans la journée, dans une intervention télévisée au cours de laquelle il justifiait son constat et se dédouanait de toute responsabilité dans ce résultat. Il est vrai qu’il est constitutionnellement le garant de la bonne marche des institutions de l’État, mais, en ce qui a trait à la tenue des élections régulières pour garantir le remplacement normal des élus et le bon fonctionnement de la démocratie et des institutions qui la charpentent, cela ne relèverait pas de son ressort, paraît-il. Il n’en aurait rien à cirer. À peine lui faudrait-il prévoir les fonds nécessaires à leur réalisation. Pour le reste, il s’en balance.

La semaine était à peine entamée, au lever du jour, les sénateurs de la dernière cohorte à partir, accédaient librement au Sénat pour faire œuvres utiles. Ils allaient constituer, à la cloche de bois, le nouveau Bureau du Sénat, avalisant ainsi, le coup de force du Président qui venait d’exclure neuf de leurs collègues, en amputant leur mandat de deux ans à courir. Normalement ce deuxième tiers du Sénat compterait dix élus mais un membre de cette cohorte, Guy Philippe, se trouve aux frais de la justice américaine, dans une geôle aux États-Unis. Il n’en reste donc plus que neuf, dont la seule sénatrice élue parmi les Pères conscrits, Dieudonne Luma Étienne, qui n’a pas été épargnée non plus par la guillotine présidentielle, tout élue sous la bannière PHTK qu’elle soit. Ce deuxième tiers de nos élus du Sénat, toutes chapelles politiques confondues, n’allait pas se laisser bouter en dehors de ce cénacle, sans livrer bataille, à tout le moins, sans protester. Les voici donc, toutes tendances politiques confondues, estant en justice, la disposition présidentielle les ayant déchus de leur mandat ainsi abruptement interrompu. Ils en appellent donc au CEP, un organe moribond, perclus de cette quasi-caducité dont ils sont eux-mêmes affligés, à tort ou à raison. Ce CEP ne tient encore en vie que par la grâce du tout puissant Président qui pourrait, quand bon lui semblera, émettre un décret pour en constituer un autre, plus en adéquation avec sa volonté de tout contrôler. D’autres sénateurs traînent le Président en Cour Correctionnelle. C’est qu’ils sont très forts en techniques juridiques et en «légalisme procédurier» de haute voltige. Mais pourquoi diantre n’y avaient-ils pas pensé avant la date butoir ? Pourquoi n’avaient-ils pas pensé à éventer le projet du Président de tous les mettre à la porte, au deuxième lundi de ce mois de janvier, de mettre en demeure le CEP de se prononcer sur la question, à l’avance, si tant est que cet organisme puisse encore s’exprimer sur quoi que ce soit, vassalisé qu’il est déjà par l’Exécutif qui le tient à sa merci ?

Mais les jours passent et, au cours de la semaine, en triomphateur, le Président entreprenait sa tournée dans le Grand Nord. Pour punir les Capois qui n’avaient pas voulu de sa présence, à la commémoration de Vertières, le 18 novembre dernier, il a été décidé que le carnaval 2020, qui devait se tenir dans la métropole du Nord qui s’apprête d’ailleurs à souffler sa 350e bougie d’anniversaire de fondation au cours de cette année, aura lieu de préférence à Port-au-Prince. Et vlan ! Et ce ne sont pas les quelques mièvres protestations ici ou là qui commueront la punition collective, cinglante. Et pour mieux tourner le fer dans la plaie, le Président y ressasse sa promesse de campagne de doter la région d’un téléphérique capable de transporter 500 aimables touristes à l’heure, pour aller admirer la 7e merveille du monde, la Citadelle du Roi Christophe, tout illuminée en bleu et rouge. Même qu’il avait déjà tout préparé. On n’a pas vu les plans mais les constructeurs de téléphériques les plus réputés du monde se seraient bousculés pour réaliser son projet qui n’allait coûter qu’un malheureux 18 millions de dollars, donc trois fois rien. Et dire que tout cela est partie en fumée, à cause de l’opposition qui a empêché sa réalisation. Ah, quelle poisse, ces démolisseurs de rêve, déguisés en manifestants ! La tournée du Grand Nord a permis au Président de voir l’état d’avancement des tronçons de route dont quelques-uns, sans doute, ont déjà été financés en duplicata par des compagnies doublons, logeant à la même adresse et dotés des mêmes employés.

Mais ce n’est pas grave. Ce qui importe le plus, pour le moment, c’est de ventiler d’autres rêves pour faire oublier qu’à la fin de ce trimestre, 4,1 millions de nos concitoyennes et de nos concitoyens seront en passe de crever de faim, si les agences internationales n’y mettent bon ordre et ne rappliquent pas à la rescousse. D’ailleurs, elles sont déjà sur place et élaborent des plans de contingence, en lieu et place de notre gouvernement qui ne gouverne rien mais qui promet tant. Je ne reviendrai pas sur les promesses de campagne de 2017 qui ne se sont jamais matérialisées, ou si peu. Qu’il me suffise de rappeler celles des deux derniers mois qui ne sont pas encore tenues. En décembre 2019, le Président avait promis un cadeau de fin d’année à ses compatriotes: avant la fin de l’année, il y aura un gouvernement légitime en place. Au 21 janvier 2020, il n’en est encore rien. Tout bien considéré aucun gouvernement légitime ne pourrait être validé dans la situation législative actuelle. Le 22 novembre 2019, le gouvernement évinçait, manu militari, la compagnie SOGENER de la centrale électrique de Varreux et en prenait le contrôle, par la force, au mépris des clauses contractuelles qui régissent les modalités eu égard au règlement des différends entre l’État et cette compagnie. À cette occasion, on avait fait miroiter la promesse d’une amélioration substantielle de la fourniture de l’électricité, maintenant que l’État en prenait la charge et s’en occuperait mieux, sans s’en mettre plein les poches. À la première tentative d’opérer la Centrale de façon plus optimale, des tuyaux pétaient et les problèmes s’accumulaient. Aux dernières nouvelles, les abonnés de l’EDH desservis par cette Centrale ne sont pas mieux lotis, loin de là. Une autre promesse emportée par le vent mais que personne n’oublie, surtout pas les abonnés au black-out, les principaux concernés. Mais, entre-temps, l’État aura trouvé quelques autres boucs émissaires pour expliquer sa déconvenue. Ce ne sont peut-être pas SOGENER et ses propriétaires qui empêcheraient l’État de faire mieux avec le «petit reste», ce sont sans doute les abonnés qui ne paient pas parce que mal servis et qui sont, la plupart du temps, en black-out, qui refuseraient de casquer pour une facture non justifiée, en raison d’un service plus qu’approximatif et déficient, offert par l’EDH.

La seule autorité qui semble retenir l’attention du Président tout puissant, c’est son allié et protecteur américain. Il a juste fallu qu’un Administrateur Adjoint à l’USAID, lui paie une petite visite pour que, brusquement, le Président module ses phrases. Les décrets qu’il avait menacé de déposer rapidement pour mettre en branle son gouvernement démocratique, largement large, prennent le bord rapidement et retournent au tiroir. Certes, il est têtu mais il n’est pas fou, pas tout à fait, pas au point d’indisposer le seul atout dont il dispose effectivement et qui le tient au pouvoir. Ces gangs armés qui font aujourd’hui la pluie et le beau temps et qui tiennent la population en respect et dans l’effroi, ne feraient pas le poids bien longtemps, s’il perdait cet atout. Cela me fait penser, à ce Président de facto, l’inénarrable Me Émile Jonassaint, qui avait invoqué, en pure perte, soit dit en passant, les Dieux Tutélaires de la Nation, pour conjurer la flotte américaine qui s’apprêtait à fondre sur nos braves soldats des défuntes et aujourd’hui ressuscitées FAd’H. Ah! Bernard Diederich, ce témoin oculaire de nos déboires, aura de bonnes à raconter à St-Pierre. Paix à son âme valeureuse. Depuis, toutes les hésitations, toutes les valses à reculons du Pouvoir ne sont que l’effet d’une petite mise en garde de M. John Barsa, l’Administrateur adjoint de l’USAID. «Money talks», comme on dit dans la langue de Shakespeare. Lorsque celui qui détient le cordon de la bourse parle, même ses chuchotements deviennent assourdissants, pour celui qui est à sa merci.

«Les jours suivent les jours, et la semaine s’écoule», comme le constatait Guy de Maupassant. Il ne savait pas qu’il allait si bien dire, en ce qui nous concerne aujourd’hui. Les parlementaires contestataires espèrent, à bon droit, être réinstallés dans leurs fonctions. Que leurs privilèges et leurs fonctions ne soient pas assujettis au bon vouloir d’un apprenti dictateur: ce serait là un bon départ. Mais tout cela va donner quoi, au juste, comme résultat, comme solutions aux multiples crises qui minent le pays ? Je suis d’accord pour qu’ils soient maintenus dans leurs fonctions mais pourront-ils effectivement contrôler l’Exécutif, sanctionner un budget, recevoir, valider ou invalider un premier ministre et son gouvernement? Le quorum demeurant invariablement 16 sénateurs, votant pour ou contre une loi débattue en assemblée, il sera encore plus difficile de trancher à la majorité dans un Sénat où les sénateurs réputés de l’opposition seront un minimum de quatre (Youri Latortue, Évalière Beauplan, Jean Renel Sénatus, Nènel Cassy) contre un maximum de quinze sénateurs appuyant éventuellement le gouvernement. Vous aurez remarqué que je n’ai pas inclus les sénateurs Jean Marie Jr Salomon et Patrice Dumont dans le camp des opposants. Cela ne veut pas dire qu’ils ne le seraient pas. C’est l’impasse assurée, pour combien de temps encore.

Pour oublier nos cauchemars, le Pouvoir va tenter de nous saouler à coups de carnaval. Nous danserons à tue-tête pour oublier nos maux, pour oublier que plus de quatre millions d’entre nous seront tenaillés par la faim au cours de ce trimestre. Pendant que Food for the Poor quémandera des fonds, pour subvenir un tant soit peu aux besoins des plus vulnérables, l’État, dans sa grande sagesse, allouera des fonds, beaucoup de fonds, pour nous faire danser. Et nul ne pourra sanctionner ces dépenses ni questionner leurs justifications moins que fondées. Mais c’est ainsi, le Président a décidé, et le gouvernement donnera suite. Point barre. Taïwan volera à nos secours en inondant le marché de son riz. Mais c’est un acte charitable qui fera un grand tort à nos producteurs locaux dont le riz ne trouve pas preneurs sur le marché. C’est le Sénateur Jacques Sauveur Jean, lui-même producteur de riz, qui témoignait, dans une émission d’affaires publiques, que ses greniers sont remplis de riz produit localement, non subventionné par l’État haïtien, qu’il n’arrive pas à écouler sur le marché local que lui dispute les importateurs de riz étranger, subventionné et « dumpé » au pays, et que lui disputent aussi les pays donateurs amis qui versent leur aide en nature, en riz, bien évidemment, qu’ils produisent en surplus.

«Mais il vient une heure où protester ne suffit plus; après la philosophie, il faut l’action», disait Victor Hugo dans Les Misérables. Cela colle parfaitement à notre situation, aujourd’hui. Et ce n’est pas sans raison et, aussi avec quelqu’appréhension qu’on évoque la possibilité d’un changement radical au pays. Un changement radical implique des mesures radicales. 4 millions de personnes n’accepteront jamais de crever, la gueule ouverte, tranquillement, tandis qu’à côté d’eux, d’autres se la coulent douce, insultant à cœur de jour leur misère sans nom. L’État fait pire encore, il dégage des fonds pour toutes sortes de bidules, ignorant carrément leurs besoins primaires. Tant de millions de gourdes (quand ce ne sont pas des dollars) pour tel carnaval; tant d’autres millions de gourdes pour accommoder un deuxième Premier ministre nommé mais non validé; tant d’autres millions de dollars pour rémunérer les propagandistes à l’étranger qui n’ont que faire de nos «zorèy bourik», et pourquoi pas tant d’autres milliards de gourdes pour financer la construction de lycées dont le financement serait déjà pourvu, dans bien des cas. La danse des millions continue pendant que crèvent nos enfants mal nourris, sous-alimentés, vivant aux dépens de la charité internationale. Comme le disait le Saint Père, dans un autre temps, quelque chose doit changer dans ce pays. Et il ne faudrait pas se surprendre que surviennent certains dérapages et certains excès, lors de ces grands chambardements. Malheureusement, c’est toujours ainsi lorsqu’on n’a plus le temps ni l’envie de faire dans la dentelle et qu’il s’agit d’une question de survie immédiate. Alors, tombent les gants et les masques avec. Plus rien n’est tabou. Ainsi surviennent les grands bouleversements. Ce n’est qu’après qu’on fera le décompte et le bilan de tout ce que la vague, la grande déferlante, aura emporté.

Pierre-Michel Augustin

le 21 janvier 2020

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