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Jovenel Moïse, seul maître à bord du bateau haïtien en perdition

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Je n’accrédite pas, sans regimber, l’interprétation faite par le Président Jovenel Moïse, des facteurs qui l’ont conduit à ce «constat de la caducité du Parlement». Il y a, lui-même, largement contribué car, disposant de la majorité absolue ou relative dans les deux Chambres, il lui aurait été loisible de piloter des lois importantes et nécessaires pour éviter le vide parlementaire auquel notre démocratie a abouti. Au fond, la plupart des présidents d’Haïti ont secrètement ou ouvertement rêvé d’obtenir un pouvoir sans partage, pour gérer le pays à leur guise. Et Jovenel Moïse n’en fait pas exception, au contraire. Maintenant que c’est fait, reste à savoir en quoi cela va se traduire. Plus de sécurité dans nos cités, augmentation de l’emploi, plus de stabilité politique, une devise (la gourde) moins anémique et plus performante, bref un pays qui va mieux? Rien n’est moins sûr car, dès le départ, le Président s’est érigé en maître absolu, en «magister dixit» qu’il a toujours voulu être. Dans son tout premier discours à la Nation, pour inaugurer ce nouvel état des choses, d’un seul coup, il s’est transformé en Premier Ministre, en Ministre des Finances, en Ministre de l’Éducation et en Directeur de l’Unité de Construction de logements et de Bâtiments Publics. Il a retrouvé son habitude de faire des promesses, à l’emporte-pièce, sans trop y réfléchir. Il a converti les fonds prévus pour la législature devenue caduque, en 10 lycées dont deux à Port-au-Prince. Sans appels d’offres et sans étude préalable, à ma connaissance, il en a déterminé les coûts précis: 9 lycées à 100 millions de gourdes chaque, et un autre dit de référence qui coûtera le double: 200 millions de gourdes.

Mais, on n’a encore rien vu. Du train que cela va, le 31 mars prochain, on constatera probablement la péremption sans appel du NIF ou de la CIN qui sert de carte d’identité ou de carte d’enregistrement national aux citoyennes et citoyens du pays. La carte DERMALOG sera exigible et la seule acceptée, bien que ce dossier soit entaché d’irrégularités et soit décrié, à plus d’un titre. Avec ce levier, avec cette base de données nationale, on pourra bientôt aller en élection: des élections à la mode électronique et virtuelle ou les votes pourront se comptabiliser selon un processus électronique sans aucune faille et bien vite. Ce sera aussi le temps de reconstituer le Conseil Électoral pour mener cette démarche à bon port. On en nommera un, probablement sans la participation des autres acteurs de la société, notamment des membres de l’opposition. Le Pouvoir présidentiel pourra alors décider de tout par décret.

Évidemment, l’arrivée de cette variante de démocratie hybride n’est pas sans faire sourciller un peu nos grands amis de la Communauté internationale. Un Président à la tête d’une démocratie, sans contre-pouvoir pour freiner certaines velléités totalitaires, c’est comme un cheval sans bride, lancé sur une piste scabreuse bordée de gorges profondes. Le cavalier imprudent qui le monte à poil, risque fort d’être désarçonné dans l’un de ces détours dangereux, et ils sont nombreux. Aussi, l’Ambassadrice américaine, Mme Michèle Sison, s’est fait un devoir de se faire accompagner de M. John Barsa, administrateur adjoint de l’USAID pour l’Amérique Latine et les Caraïbes, pour aller rencontrer le Président Jovenel Moïse au préalable, sans doute, histoire de mettre quelques points sur des i et barrer quelques t, avec ce dernier. Les États-Unis vont probablement sortir le portefeuille et mettre la main à la poche, s’il parvient à ne pas faire trop de gaffes et s’il évite de pousser trop loin le bouchon. Autrement, ce sera le pain sec, et, qui sait? Peut-être même, le bâton.

Bien sûr, Monsieur Bocchit Edmond, le Chancelier du pays, aujourd’hui ministre démissionnaire et de facto, s’était donné la peine d’aller tempérer les appréhensions d’autres acteurs de la Communauté internationale qui pourraient s’attendre au pire, dans ces circonstances. Le Président, leur a-t-il dit, n’a pas l’intention d’abuser de cette situation de pouvoir absolu. Il se contentera juste de promulguer une nouvelle Constitution, plus en phase avec notre «culture» politique, et de reformater les institutions du pays, afin d’assurer une certaine stabilité politique et sociale. Bref, une démocratie à l’haïtienne, parfaitement adaptée à nos us et coutumes particulières.

Sans contre-pouvoir, le Président tranchera aussi, probablement, dans le dossier du mandat des élus municipaux. Les mairesses et les maires ainsi que les cartels municipaux du pays, les membres des ASEC et des CASEC, eux aussi dont les mandats n’ont pas été renouvelés par un scrutin qui aurait dû se tenir en octobre 2019, seront livrés au bon gré du Président qui décidera alors quels élus (es) mériteront une prolongation ou une terminaison abrupte et sans recours de leur mandat. Ce sera une vraie compétition pour se montrer le plus proche du pouvoir, afin de bénéficier de ses largesses et de sa bénédiction. Le Président, en bon papa, récompensera, sans doute, celles et ceux qui lui paraissent les mieux disposés à son égard. Mais gare à celles et à ceux qui s’égareraient à revendiquer un tantinet ou à critiquer le désormais tout-puissant chef d’État qu’il est devenu. Et ce n’est pas le Conseil Électoral Permanent ou Provisoire qui prendra la chance de mettre un holà, dans cette dérive. D’ailleurs, les membres de ce Conseil sont restés cois, pendant que le débat faisait rage sur la caducité du Parlement et sur la fin de mandat du tiers ou des deux tiers du Sénat. Pourtant, s’il y a une autorité en la matière, c’est bien le CEP, aujourd’hui payé à ne rien faire, et incapable de surcroît de s’exprimer sur un sujet qui relève tout-à-fait de sa compétence et de sa juridiction.

Sans contre-pouvoir, le Président sera tenté également de muscler sa chétive armée. Le dernier budget adopté par le Parlement haïtien remonte à septembre 2017. On avait alors prévu une enveloppe de 514 millions de gourdes pour le ministère de la Défense et, à terme, on visait une armée de 3 000 à 5 000 membres. Pour avoir une idée du montant réel de cette provision budgétaire, en date d’aujourd’hui, cela équivaudrait à environ 5 512 064 dollars américains, au taux du jour de 93,25 gourdes pour 1 dollar. Grande sera alors la tentation de la faire passer rapidement de 500 membres environ, officiellement, à… disons 2 000 ou 3 000 membres, l’espace d’un exercice. On aurait alors de quoi tenir en respect des opposants et des manifestants, tous ces empêcheurs de démocratie, à la mode tiers-mondiste.

Comme s’en plaignait récemment l’écrivain haïtien Lyonel Trouillot, les grandes démocraties occidentales ont plusieurs étalons pour mesurer les démocraties. Elles peuvent très bien s’accommoder d’une démocratie haïtienne qui se passe d’un Parlement pour une durée indéterminée. Après tout, un Parlement, c’est un attribut des grandes démocraties qui peuvent se le permettre, à même leurs fonds propres, en plus. La Communauté Internationale avait parfaitement intégré ce concept de démocratie à géométrie variable, du temps de Papa Doc, de Somoza et de Trujillo. Après un certain temps, elles avaient fini par opter pour une certaine standardisation du concept démocratique. Il fallait juste s’astreindre à des élections et à ce qu’on appelle le multipartisme, à tout le moins, le bipartisme. C’est le minimum requis. De cette façon, c’est à chacun son tour. Ainsi, il n’y aura donc pas de chicane. Du moins, il ne devrait pas y en avoir tellement, le consensus étant qu’il s’agit tout simplement d’attendre son tour, sagement, et de jouer le jeu, selon les règles établies. Le problème en Haïti, c’est que les candidats sont si nombreux à postuler que personne ne veut attendre son tour, sagement. Il pleut quasiment des partis politiques. Alors, cela risque de prendre du temps, bien trop de temps, avant de pouvoir investir le Palais National et les corridors du pouvoir. Alors, on se bouscule au portillon. On se chamaille, on se fait des coups bas, à qui mieux-mieux. Et l’on vend sa conscience au plus offrant, pour des miettes de pouvoir qui ne changeront rien à la situation générale du pays et de la population. Et l’on se croit brillant, à chaque roublardise qui installe un peu plus la pagaille dans les institutions de l’État.

Dans deux ans, au 7 février 2022, la Communauté Internationale et une certaine frange de nos élites éliront, au nom du peuple, une autre présidente ou un autre président. Les risques sont à l’effet qu’elle ou il sera à l’image de celui qui nous afflige, aujourd’hui: pas nécessairement compétente ou incompétent mais docile à souhait aux dictées de l’Internationale et de leur chef de file. Elle ou il s’installera dans l’ornière de la continuité politique qui nous vaut aujourd’hui la misère dans laquelle croupit le pays. Il ou elle s’arrangera pour passer l’éponge sur toutes les incartades, sur tous les crimes, tous les pillages que ses illustres prédécesseurs auront commis pour lui léguer ce pays en héritage, comme un bien qui lui est propre, qui lui revient de droit. Et on laissera faire. La Communauté Internationale laissera faire. «Après tout, il s’agit d’Haïti, un petit pays bien singulier, avec un peuple bon enfant et, surtout, très «résilient» et qui s’accommode de peu. On ne peut pas lui imposer nos standards démocratiques qui ne sont pas exactement à sa portée. Il faut comprendre et connaître les méandres de son histoire particulière et tolérer certains de ses écarts inévitables». J’exècre ces discours paternalistes, avec ces forts relents racistes qui nous condamnent à des versions abâtardies d’une pseudo-démocratie à l’haïtienne où le «tout-voum-se-do» est roi. La population, fatiguée, pourrait bien faire. La dernière fois, ils étaient un gros 20% de la population à daigner aller voter. La prochaine fois, environ 15% iront peut-être aux urnes. De toute façon, ses velléités d’opposition, ses manifestations publiques de répudiation sont régulièrement retournées contre elle. Après tout, ce sont ses enfants qui ne vont pas à l’école. Ce sont ses compagnes et compagnons de manifestation qui se font gazer, qui se font battre par des gens habillés en policiers encagoulés et non identifiables. Encore heureux, s’ils ne se font pas abattre, une balle à la tête: ni vu, ni connu. C’est encore la population qui devra payer les pots cassés pendant que le reste du monde et les bonnes gens de la grande société regarderont ailleurs et feront la sourde oreille. Alors, autant passer son tour et regarder la parade, se dira-t-elle. On vole nos votes, on détourne nos élections. On élira bien qui l’on voudra avec ou sans nous, se dira-t-elle, désabusée.

Le malheur, dans tout cela, c’est qu’on trouve certains membres de nos élites, pourtant de vraies sommités, des références intellectuelles et qu’on aimerait voir avec la même stature politique, qui consentent, elles aussi, à se vautrer dans la fange et dans l’ignominie, incapables, qu’elles sont, d’attendre leur tour qui pourrait ne pas être le prochain. Elles se sont laissé convaincre que c’était le chemin, le seul à prendre, si elles veulent espérer atteindre leur objectif ultime. Elles s’imaginent ensuite pouvoir se laver aisément de l’opprobre et retrouver leur aura d’intégrité intellectuelle et leur virginité politique originelles. Malheureusement pour ces sommités, cet état de grâce ne se perd qu’une seule fois et plus jamais ne se retrouve. Un peuple échaudé ne fera plus confiance à ces élites qui ont trahi son combat. Et pire encore, ce peuple désabusé aura tendance à ne plus faire confiance à personne, même pas à celles et à ceux qui pourtant lui sont restés fidèles, tout en ayant failli à la tâche de réussir le pari auquel ils ou elles l’avaient convié, de bonne foi. Il se fiera à son propre flair, même inexpérimenté, mais dont il est sûr. Il fera des erreurs mais elles seront les siennes, ne sachant pas mieux faire. Celles-ci ne seront pas l’œuvre d’un roublard à dix sous, qui se croit plus fûté que lui et qui pense pouvoir rouler tout le monde dans la farine, y compris ses comparses locaux et ses complices internationaux.

Je n’accrédite pas le discours du Pouvoir, celui d’avoir été amené à «constater la caducité du Parlement», sans pouvoir y remédier. Le Président était si impatient d’attendre ce moment fatidique que, quelques minutes après minuit, dans la nuit de dimanche, il twittait déjà son constat, sans avoir la décence d’attendre son tour, 24 heures plus tard. Techniquement, protocolairement, le Parlement aurait dû tenir séance plénière et saluer le départ des députés et sénateurs sortants. Le Président aurait dû s’y rendre, à défaut de pouvoir se faire représenter par son Premier Ministre de facto, Jean-Michel Lapin, qui n’a pas droit de siéger au Parlement puisque non reconnu par cette instance. Au terme de cette séance, il aurait pu alors constater la caducité du Parlement. Mais le protocole aussi, c’est une affaire de civilité à laquelle on n’est pas abonné, paraît-il. En attendant la fin du drame du pays, le Président est et sera seul maître à bord, avec droit de vie et de mort, droit de nommer et de révoquer qui il lui plaira, d’ici à la fin de son mandat. Au fait: est-ce le 7 février 2021 ou le 7 février 2022, puisqu’on joue les règles, dans toute leur rigueur?

Pierre-Michel Augustin

le 14 janvier 2020

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