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Le dilemme haïtien

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Une autre semaine est passée depuis la dernière tentative de classer le dossier de la mise en accusation du Président de la République. La Chambre des Députés avait pu finalement obtenir, à cette occasion, le quorum requis pour l’exercice. Mais ce fut en pure perte. Toute la démarche avait abouti à une mise en continuation de la réunion, faute de «sérénité» pour mener à bien les échanges oratoires et les tactiques procédurales engagées dans cette passe d’armes. C’est ce que le président de la Chambre avait invoqué pour justifier cette décision. C’est d’ailleurs ce qu’il a retenu, une autre fois, le lundi 12 août, pour reporter sine die une séance qui, pourtant, ne peut plus souffrir de retard ou de report. Il y a tant de choses à régler, tant de dossiers à finaliser, tant de lois à étudier et sur lesquelles il faut voter, qu’on ne peut pas procrastiner davantage. Et pourtant, c’est encore le cas. La Chambre des Députés du pays et le Parlement tout entier se trouvent devant un dilemme grave et n’arrivent pas à trancher, malgré le parti pris de la majorité de ses membres, malgré leur allégeance à un gouvernement, à un président, qu’ils appuient, semble-t-il, en se bouchant le nez, tant la puanteur qui se dégage de cette administration est intolérable.

Convoqués pour 11h, un petit groupe de députés poireautaient au Parlement depuis cette heure, en attendant la tenue improbable de cette autre séance. Il était passé 1h, parait-il, lorsque se pointa finalement le Président de la Chambre Basse, le député Gary Bodeau. Un premier appel nominal a été effectué et, à l’évidence, il n’y avait pas quorum. Selon un reportage de Radio Métropole, on comptait alors 54 députés. Pourtant, la majorité appuyant le Président de la République devait avoir entendu les appels du locataire du Palais National. À deux reprises, la semaine dernière, il n’a eu de cesse de rappeler l’urgence d’expédier les procédures, de ratifier son nouveau Premier Ministre nommé ainsi que le cabinet ministériel tout neuf qu’ils viennent de mettre sur pied, à eux deux. Il est vrai que les personnalités qui constituent ce nouveau gouvernement, pour la plupart des inconnus de notre faune politique, n’en imposent pas non plus en raison de leur compétence particulière ni de leur expérience dans l’administration publique, si l’on croit certains rapports. Cette nouvelle fournée se distingue néanmoins par une parité de genre qu’il faut applaudir sans réserve, à part peut-être un bémol touchant à leur expérience de la chose politique et à leur compétence avérée en ce qui concerne l’administration publique du pays.

Vers 5h de l’après-midi, un deuxième appel nominal à lieu et, cette fois, le quorum, semble-t-il, est atteint. Il y a 60 braves dans la salle. On va finalement débattre des dossiers mis en continuation, principalement, la demande de mise en accusation des députés de l’opposition minoritaire, avant d’entamer l’étude des dossiers des ministres. La présentation de l’Énoncé de Politique Générale du nouveau Premier Ministre nommé ne viendra qu’après avoir réglé ces cas en suspens. Mais l’urgence, maintes fois réitérée par le Président, ne semble pas émouvoir plus qu’il faut ses partisans à la Chambre. Bien que nettement en majorité et parfaitement en mesure de voter une répudiation de la demande de mise en accusation du Président, afin d’évacuer ce dossier et de passer aux choses dites plus importantes et urgentes, le Président Bodeau évoque à nouveau le manque de sérénité pour suspendre la réunion et reporter la séance, sine die, une autre fois.

Nous sommes donc encore au même point que la semaine dernière. Les lignes politiques n’ont pas bougé d’un iota. C’est l’impasse, en dépit de la supériorité numérique écrasante de la majorité gouvernementale dans les deux Chambres. Où est donc le problème pour le Président ? Pourquoi n’arrive-t-il pas à tout simplement gouverner, bien qu’il ait en mains tous les atouts politiques et également l’appui évident sinon entier de la force constabulaire ? Le mystère reste entier.

Toutefois, certains observateurs politiques avisés avaient anticipé cette possibilité. Ils faisaient valoir que cela pouvait être périlleux, politiquement, pour certains députés, de se montrer ostensiblement solidaires de ce gouvernement, de ce Président, particulièrement dans cette année potentiellement électorale. Théoriquement, tous les députés de cette législature sont censés aller devant leurs commettants pour un renouvellement de mandat. À la lumière des résultats de ce gouvernement, il n’y aurait pas grands avantages à trop s’y associer. Et encore, c’est un euphémisme, car d’aucuns estiment que ce serait même suicidaire, politiquement, pour nombre d’entre eux qui pourraient être rayés de la liste des nouveaux élus de la prochaine cohorte de députés. D’où cette pratique de l’esquive politique, quand vient le moment d’afficher effectivement ses couleurs et son allégeance, quand cela compte vraiment, ces derniers temps. On invoque alors l’absence de « sérénité » pour expliquer la paralysie de la Chambre des Députés.

Il y aurait effectivement un certain embarras à expliquer au commun des mortels l’appui indéfectible de son député, à un gouvernement qui a présidé à la dépréciation accélérée et sans fin de la gourde, et donc de son pouvoir d’achat. De plus, certains de ces élus doivent se trouver aujourd’hui dans leurs petits souliers, chaque fois qu’ils doivent traverser Martissant ou le Bicentenaire pour se rendre au Parlement. Encore qu’ils disposent d’un cortège armé pour sécuriser les alentours au moment de leur passage en vitesse, toute sirène hurlante. Mais que dire alors à ces pauvres bougres qui doivent vivre dans ces lieux et composer journellement avec tous les risques et tous les aléas de la criminalité galopante, dans ces lieux de plus en plus mal famés. Et quand ceux-ci débordent jusqu’au Champ-de-Mars, aux abords du Palais, jusqu’à Pacot, jusqu’à Lalue, jusqu’au Bois-Verna et jusqu’à Pétion-Ville, tous ces anciens quartiers plus ou moins huppés où vivaient nos bourgeois d’hier (ou qui pensaient l’être), alors c’est un comble. L’on comprend mieux que personne ne veuille vraiment mettre sa cocarde et être le premier sur les fronts. Alors, on tue le temps à coups d’absence stratégique. On remet à demain la décision qui finira bien par s’imposer, du moins, on l’espère. Mais personne ne veut être celui qui votera en premier pour ce gouvernement qui n’apporte rien de bon à la population et au pays tout entier.

Demain, un autre cycle de manifestations publiques commencera, disent les rumeurs, pour demander la démission du Président Jovenel Moïse. Secrètement, les affidés du gouvernement souhaiteront, sans doute, qu’une issue quelconque à la situation soit trouvée et imposée par le peuple qui, pourtant, leur avait délégué un pouvoir certain de contrôle de l’Exécutif. On n’en entend pas tellement parler en Haïti même, mais les dépêches de certaines ambassades à l’endroit de leurs citoyens résidents au pays ou envisageant de le visiter, sont assez claires. Généralement, ces ambassades sont bien informées. Du 14 au 23 août, la tension va donc encore monter d’un cran. Cette fois-ci, nul ne sait qui sera effectivement aux commandes de l’État durant cet épisode. Sera-ce Lapin ou William ? Qui de ces deux Premiers Ministres occupera le devant de la scène pour apaiser les esprits et prendre la sécurité publique effectivement en mains. Tout le monde sait que d’habitude, le Président, dans ces grandes occasions, perd la voix pour ne la retrouver que fort tard, après la tempête, pour pontifier sur la nécessité de «s’asseoir tous ensemble, autour d’une même table». Et c’est lorsqu’il ne verse pas tout simplement dans une provocation maladroite et un discours de défi goguenard à ses opposants.

Dans l’intervalle, la désorganisation systématique fait son chemin, et son bilan est de plus en plus dévastateur, à tous les points de vue. Le manque de contrôle sur nos routes provoque une hécatombe à chaque fin de semaine. On décomptait près de 200 victimes, la semaine dernière, dont une vingtaine de morts sur place, dans des collisions ou des versements dans des ravins. Où était passée la police routière pour faire respecter certaines limites et calmer nos délinquants et nos excités du volant ? Également, dans cette période estivale, les esprits semblent plus porter à s’embraser que d’habitude. J’ai lu dans les chroniques récentes 4 ou 5 assassinats de femmes par leur conjoint, à l’arme blanche. C’est devenu une vraie épidémie, à Petit-Goâve, à Jacmel, à Ouanaminthe, à Hinche, enfin, à travers tout le pays. Je n’ai jamais remarqué, autant que je me souvienne, tant de crimes passionnels pendant une aussi courte période. Cela aussi relève de la psychose sociale, de l’ambiance délétère où tout serait permis à n’importe qui. Plus de raison, plus de morale, plus de droit, rien n’est tabou et tout est permis. Le banditisme est loi et le bandit impose sa loi, à tout le monde, y compris à l’État et à certaines de ses instances les plus importantes, les plus régaliennes.

Plus j’y pense, plus je suis convaincu que nous vivons actuellement une fin de règne, celui de l’absurde. Cela ne veut pas dire que nous serions épargnés de soubresauts encore terribles et dévastateurs. Mais comme pour l’enfantement, nous sommes aujourd’hui engagés dans un cycle où le paroxysme final serait proche et inéluctable. Il faudra s’accrocher à certains socles, lorsque surviendra le typhon social qui balaiera les débris et les entraves qui nous empêchent de fonctionner comme un peuple normal. Les dégâts seront alors aussi importants qu’inévitables car trop grandes ont été les dérives, jusqu’à maintenant.

Le dilemme dans tout cela, en tout cas pour certains, c’est de coordonner leur allégeance avec leur conscience, si tant est qu’ils en aient encore un peu. Leur dilemme, c’est qu’ils savent qu’éventuellement et de temps à autre, ils doivent encore revenir à leurs villages d’attache et regarder, dans le blanc des yeux, Joseph et Vilména avec qui ils ont grandi, leurs cousins et cousines qui croupissent dans la misère crasse et qui avaient mis tous leurs espoirs en eux, qui avaient cru en leurs promesses de lendemains un tantinet meilleur, sans grands miracles et, qu’ils ont tous amèrement déçus. Leur dilemme, c’est de devoir revenir et de leur expliquer la déconfiture du pays en entier, qui contraste avec leur prospérité soudaine et si providentielle. Leur dilemme, c’est tout cela. Et pour y faire face, certains pratiquent la fuite, ils prennent des raccourcis avec leurs intégrités, ils coupent à travers bois. D’autres pratiquent le déni, à leur corps défendant, même pris la main dans le sac, même devant l’évidence. D’autres, enfin, et ils sont les pires de tous, défient le bon sens et travestissent les mots, les galvaudent de leurs sens premiers et leur en attribuent d’autres plus conformes à leurs vues. Ils les aguichent et les dorent à souhait. D’autres se parent de leur pseudo érudition pour insulter leurs rivaux. (Suivez mon regard…) Mais, malgré tout cela, malgré tout leur pouvoir, leur acrobatie avec les mots, la réalité de leur échec, de celui de leur gouvernement, de ce président en particulier, crève le paysage. C’est l’éléphant dans le portrait politique d’Haïti. Et quoi qu’on fasse, on revient à cette même réalité tenace et implacable. Cela ne peut plus durer longtemps, il faudra bien se résoudre, un jour ou l’autre, à crever cet abcès. Comment le faire et qui prendra l’initiative finale de modifier le rapport des forces en présence ? Là est le dilemme. Néanmoins, l’accouchement aura bel et bien lieu. Au lever de ce rideau, les «Pères Ubu» devront quitter la scène pour que naisse la nouvelle Haïti.

Pierre-Michel Augustin

le 13 août 2019

 

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