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À trop vouloir plaire à ses commanditaires, le gouvernement peut rater la coche et tout perdre…

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Récemment, au début de ce mois, le gouvernement avait pris son courage à deux mains pour finalement fixer le salaire minimum. Même si la mesure a été publiée tardivement dans Le Moniteur, elle est applicable rétroactivement au 1er octobre 2018. Le monde des travailleurs ne partage absolument pas la décision gouvernementale de fixer le salaire minimum à un plancher si bas qu’il ne permettra pas à un travailleur de vivre décemment des fruits de son travail. C’est effectivement le cas avec un salaire de 420 gourdes par jour, j’ai dit bien par jour de huit heures de travail, quand le panier de la ménagère est facilement d’environ 300 gourdes par jour pour un foyer de quatre personnes. L’inflation ronge avec appétit chaque gourde ajoutée au salaire minimum de sorte que bien vite on se ramasse avec un pouvoir d’achat moindre que celui de l’année antérieure, même si nominalement on se retrouve avec un salaire légèrement à la hausse. D’un autre côté, il est raisonnable de se soucier effectivement de la compétitivité des coûts de main-d’œuvre, histoire de pouvoir jouer au moins cette carte lorsque l’on veut attirer un nouvel investisseur au pays. Mais devrait-on pour autant sacrifier ces travailleurs et les exposer à un travail dont la rétribution journalière leur permet à peine de satisfaire leurs besoins fondamentaux ?

 

Il est intéressant de se renseigner sur cette mesure, son histoire, son objectif et ses modalités d’application, ailleurs et aussi au pays. Le salaire minimum est une mesure qui a pris naissance dans les années 1930 et qui est perçu très différemment, selon les sociétés où elle est mise en application. Au Canada, cette mesure a été adoptée en 1937 et elle d’application provinciale, en ce sens que ce sont les provinces qui promulguent et appliquent cette loi. Aux États-Unis, elle est adoptée en 1938, soit un an plus tard. En France, c’est 1941, sous le gouvernement de Vichy qu’elle est adoptée. Cette mesure est aujourd’hui largement en application dans le monde, même si certaines sociétés socialement avancées, comme la Suisse et l’Italie tardent encore à l’adopter.

 

La Loi du Salaire Minimum, originalement, avait pour objectif de garantir un niveau de revenu raisonnable aux employés et ouvriers. L’État, en légiférant un niveau de salaire minimum, assume sa responsabilité de justice sociale à l’égard des ouvriers et des employés qui n’ont généralement pas la capacité de revendiquer un meilleur salaire et ne peuvent donc établir un rapport de force raisonnable dont ils pourraient bénéficier dans le jeu d’une négociation des conditions de salaires et du travail. Telle n’était pas la perception des marxistes par rapport à cette loi, dans des sociétés industrialisées. Elle était perçue plutôt comme un moyen de désamorcer des revendications sociales et politiques d’un secteur ouvrier en nombre de plus en plus imposant, et, à la faveur desquelles revendications toute la société pourrait être subvertie. Autrement dit, pour les marxistes, la Loi du Salaire Minimum représentait une soupape de sécurité par laquelle, l’État pouvait faire un délestage politique ciblé, dans le but d’atténuer les tensions sociales susceptibles d’aboutir, à terme, à une remise en question des fondations même des systèmes économique et politique en cours.

 

En Haïti, la Loi du Salaire Minimum est apparue sur nos rives en 1934. Une recherche en ce sens par Me Philippe J Volmar, l’a faite remonter à la Loi du 10 août 1934. Le salaire minimum était alors fixé à 1,50 gourde par jour. Cela a pris onze ans pour le faire passer à 2 gourdes par jour, puis deux autres années pour l’augmenter à 3 gourdes 50 par jour, en 1947. Puis ce fut la longue traversée du désert pour le monde des travailleurs. Ce salaire minimum de 3,50 gourdes par jour fut maintenu jusqu’en 1984, date à laquelle il passa à 15 gourdes par jour. Onze ans plus tard, en 1995, il fit un bond prodigieux jusqu’à 36 gourdes par jour et un autre grand saut en 2003 pour se fixer à 70 gourdes par jour. Depuis 2009, la fixation du salaire minimum est régie par des modalités définies et l’on assiste à un ajustement à des intervalles plus rapprochées. En 2009, il est établi à 125 gourdes par jour, en 2010 à 150 gourdes, en 2012, à 200 gourdes, en 2014, à 260 gourdes, au 1er mai 2016, à 300 gourdes, en 2017 à 350 gourdes. Le dernier ajustement vient de le fixer à 420 gourdes pour une journée de travail, dans la catégorie des travailleurs de la sous-traitance, applicable à partir du 1er octobre 2018.

 

En tenant compte des paramètres que le Conseil Supérieur des Salaires doit prendre en considération pour sa recommandation au ministère des Affaires Sociales et du Travail (MAST), il y aurait lieu de penser à une augmentation nettement plus élevée. En effet, ce Conseil doit considérer l’augmentation de l’inflation, la croissance économique et d’autres indicateurs économiques comme l’augmentation du coût de la vie déterminé par les prix à la consommation de produits essentiels. L’inflation, à elle seule, a augmenté d’environ 15,5% au cours de l’exercice 2016-2017 et d’environ 15% additionnel au cours de l’exercice 2017-2018, soit une augmentation cumulative de 30,5 % au terme de ces deux exercices, avant d’aboutir à ce dernier rajustement du salaire minimum. À cela, il faut ajouter la dépréciation de la gourde face au dollar américain, comme un autre facteur à prendre en considération et ayant un impact important sur le pouvoir d’achat du travailleur haïtien. Les cours du change sont passés de 62 gourdes pour 1 dollar en mai 2016 à 72 gourdes pour 1 dollar en octobre 2018. Si 300 gourdes en mai 2016 valaient 4,84 dollars, en 2018, 420 gourdes ne valent que 5,83 dollars. Cette dernière augmentation de salaire équivaudrait donc en dollars U.S. de référence à une augmentation de 20,49 %. La perte de pouvoir d’achat, en ne considérant que l’inflation équivaut déjà à 30,5%. Cet ajustement du salaire minimum, sur cette base, nous amène à constater une perte de pouvoir d’achat équivalent à 10,5% par rapport au salaire de référence en 2016. Et, l’on n’a pas encore intégré les autres indicateurs dans ce calcul. En d’autres termes, le maigre salaire minimum décrété par le gouvernement en octobre 2018, ne lui a pas permis de jouer son rôle de justice sociale à l’égard des travailleurs qui n’auraient pas la capacité de faire valoir des revendications à un salaire raisonnable.

 

Le facteur de compétitivité régionale est un élément souvent mis en évidence pour justifier un salaire minimum très bas au pays. Mais qu’en est-il vraiment ? Dans la région, les pays avec lesquels Haïti serait en compétition, quant au niveau de salaire minimum en cours, ont des planchers nettement supérieurs. Une des statistiques publiques disponibles est le classement des revenus moyens du Journal du Net (JDN) en 2016. Le tableau des revenus moyens nous classe bon dernier dans la région avec 65 $ par mois. Notre plus proche concurrent est le Nicaragua avec 175 $ de revenu mensuel moyen. Sur cette base, l’augmentation actuelle du salaire minimum à 420 gourdes par jour dans le secteur de la sous-traitance place un ouvrier à environ 116,66 $ par mois, au taux généreux de 72 gourdes pour 1 dollar. Même à 600 gourdes par jour, comme le suggère certains grands patrons, cela n’équivaudrait qu’à 166,66 $ par mois au taux de 72 gourdes pour 1 dollar U.S. À la vitesse avec laquelle se dévalue la gourde, il y a fort à parier que la gourde ne tardera pas à se transiger à 75 gourdes pour 1 dollars U.S. Tout ce savant calcul nous conduit à la conclusion que cet argument du Gouvernement pour maintenir très bas le salaire minimum légal, ne tient tout simplement pas la route. Nous ne sommes pas à la veille de rattraper aucun pays de la région qui pourrait être un compétiteur réel pour attirer des investisseurs étrangers sur la base du salaire minimum très bas. Il faut noter aussi que cette politique tend à susciter des troubles sociaux, ce qui est un facteur négatif à considérer sérieusement lors de la promulgation de cette loi à ajustement régulier.

 

Le salaire minimum, en Haïti comme ailleurs, est un salaire plancher auquel ne doivent pas déroger les employeurs en versant à leurs employés un montant inférieur à celui établi dans la loi. Mais rien n’interdit aux employeurs de consentir un salaire supérieur au salaire minimum légal. L’on rentre alors dans le cadre de la libre négociation des conditions de travail entre les employeurs et leurs employés, particulièrement, ceux qui sont regroupés dans une association syndicale et qui veulent entreprendre une négociation collective pour convenir de leurs conditions de travail. En ce sens, je ne comprends pas les postures publiques des syndicats d’ouvriers se référant au salaire minimum comme le salaire final auquel auront droit leurs membres syndiqués et auquel ceux-ci doivent se résigner. Le droit d’association, donc de se syndiquer, est reconnu par la Constitution haïtienne, de même que celui de la libre négociation collective. Et, advenant une impasse dans les négociations entre un employeur et ses employés syndiqués, le recours à la grève générale ou partielle est dument reconnu par le Code du travail en Haïti, pourvu qu’elle se réalise dans les limites prévues par la loi. Donc, en principe, rien n’empêche les travailleurs dans le secteur de la sous-traitance ou dans les autres, de revendiquer et de négocier l’obtention de salaires bonifiés par rapport à celui établi par la loi comme salaire minimum. Aucun employé ne peut être obligé d’accepter le salaire minimum légal, dans le cadre d’une négociation collective pour convenir librement des conditions de travail et des salaires pour une période donnée. L’État haïtien est également signataire de conventions internationales qui lui fait obligation de respecter la liberté d’association syndicale et le libre exercice de la négociation collective entre des employeurs et leurs travailleurs.

 

La décision du gouvernement, en matière de salaire minimum, semble inadéquate avec sa responsabilité d’assurer une certaine justice sociale, une certaine équité salariale. Le pays a un sérieux rattrapage à faire pour rehausser le salaire moyen de la population au travail, à toutes les catégories d’emploi. Maintenir des salaires minimums trop bas est contreproductif dans la démarche d’attirer de nouveaux investisseurs étrangers. Cette politique crée des insatisfactions au niveau de la classe ouvrière et cela se traduit en manifestations publiques et en troubles sociaux intermittents. C’est le cas de le dire, le Gouvernement se tire dans les pieds en maintenant trop bas les salaires minimums. D’une part, il mécontente la population et d’autre part, il ne rassure pas les investisseurs étrangers en ne leur garantissant pas une stabilité sociale. Il perd ainsi sur les deux tableaux.

Pierre-Michel Augustin

le 30 octobre 2018

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