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Tout se passe comme si de rien n’était

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Il y a certains éléments de l’actualité haïtienne qui m’échappent, à l’occasion. C’est comme s’ils sont passés sous mon radar, incognito, ou que j’avais pris des vacances dans mon observation quotidienne de nos affaires publiques. Ils ne sont pas nombreux mais, lorsque je m’en rends compte, je suis toujours surpris de ne m’en être pas aperçu car ils sont souvent d’une certaine importance. En voici quelques exemples qui remontent à peine à ces derniers jours.

Le saviez-vous qu’il y avait un nouveau budget rectificatif à l’étude au Parlement ? Moi non. Je savais bien que le gouvernement de Jack Guy Lafontant avait déposé un budget rectificatif le 28 juin dernier. C’était avant les évènements des 6, 7 et 8 juillet 2018. Le ministre des Finances et de l’Économie y avait même augmenté les revenus attendus, de même que les dépenses projetées. Dans un exercice digne d’un tour de prestidigitation, le ministre avait prestement transformé un déficit appréhendé de l’ordre de 19 milliards de gourdes en un surplus budgétaire qui l’habilitait à revoir à la hausse les revenus et les dépenses du pays, sans créer de déficit. Du même souffle et dans la même veine, M. Jude Alix Patrick Salomon avait prévu des revenus à la hausse pour l’exercice 2018-2019, caracolant autour de 175 milliards de gourdes. Mais tout cela, c’était avant les évènements de juillet dernier. On avait anticipé des revenus de l’augmentation mirobolante des prix du carburant et, réveillé sans ménagement par un peuple en furie, le gouvernement avait dû se rétracter. Donc, finis les beaux rêves, le miroir aux alouettes a été brisé en mille morceaux. En conséquence, le gouvernement a dû démissionner. Il avait dû « rappeler » le fameux budget rectificatif, jugeant qu’à l’humeur massacrante de la population, il était plus sage de refaire les calculs, sans trop compter sur la passivité coutumière de la vache à lait qui semblait avoir décidé de ne plus se laisser traire jusqu’au sang, quitte à encorner sans état d’âme le gouvernement inconscient qui s’y hasarderait.

Je n’avais pas compris la démarche du gouvernement de « rappeler » un budget rectificatif déjà déposé au Parlement et officiellement reçu par la Chambre des Députés. Certes, la donne politique avait changé, et les projections économiques qui permettaient de construire maints châteaux évanescents en Espagne, avaient conséquemment fondu comme neige au soleil. Toutefois, il y avait une certaine forme à respecter. Mais on n’en a eu cure. Au diable les manières ! Je n’avais plus entendu parler de ce budget rectificatif « rappelé » ou non, jusqu’à la semaine dernière où j’apprenais que le vendredi 30 août, la Chambre des Députés l’adoptait après débats et quelques petites modifications sans effets sur le montant total. Essentiellement, nos Honorables Députés ont adopté le même budget rectificatif avec un revenu annuel revu à la hausse pour un montant de 156 milliards de gourdes. Ils auraient réaménagé certaines rubriques budgétaires de façon à redistribuer certaines sommes. Par exemple, ils auraient « désaffecté » un montant de 301 millions de gourdes de la rubrique budgétaire « Hautes interventions publiques » et une autre somme de 270 millions de gourdes d’une autre rubrique budgétaire, en l’occurrence les « Fonds de développement local » pour redistribuer le total de 571 millions de gourdes aux sections communales, à raison d’un (1) million de gourdes à chacune de ces entités administratives. Personne n’a semblé se soucier outre mesure de la provenance de ces revenus réels dans un contexte budgétaire déjà largement déficitaire. Toujours est-il que le pays est doté aujourd’hui d’un budget rectificatif adopté à l’unanimité des Honorables Députés présents (68 sur 119) à l’assemblée tenue le 30 août dernier. Il n’y avait pas grande foule à la réunion de la Chambre basse mais le quorum y était, semble-t-il.

Il faut espérer que les Honorables Sénateurs y mettront bon ordre, car du train que cela va, les finances du pays seront bien à court de ces montants projetés à partir de calculs hasardeux. En effet, toutes les projections financières des autorités gouvernementales se sont révélées erronées, et pas juste à peu près. On avait tablé sur une croissance économique de l’ordre de 3,9% pour établir les projections de revenus du budget original de 144 milliards de gourdes. Au mieux, la croissance économique pour le pays se chiffrerait à 1,8%, selon les prévisions de la Commission Économique Pour l’Amérique Latine et les Caraïbes (CEPALC). C’est juste un peu moins de 50% du taux de croissance prévu. En outre, le pays, ne l’oublions pas, se targue de gérer les finances dans le respect strict des contraintes du Cash Management. D’ailleurs, le gouvernement avait signé un protocole à cet effet avec le FMI en février 2018, afin de pouvoir bénéficier d’un certain montant d’appui budgétaire. À la suite de la débâcle de juillet dernier et du brutal rappel à l’ordre de la population signifié au gouvernement, il ne faudrait pas s’étonner que ces prévisions soient encore revues à la baisse. De plus, il ne faudrait plus compter sur les recettes du relèvement considérable des prix du carburant, puisque le gouvernement avait décidé d’annuler cette mesure. Alors, d’où viendront les 156 milliards adoptés par la Chambre basse dans le cadre du budget rectificatif ? Mais, à l’unisson, tous les députés présents à l’adoption du budget rectificatif ont choisi d’ignorer ce détail important.

Sur un autre registre, pendant que le gouvernement démissionnaire expédie les affaires courantes, pour utiliser l’expression consacrée, le Premier ministre nommé trimerait dur pour essayer de monter un gouvernement qui assumera la relève. Cela n’en a pas tellement l’air, du moins, on n’en entend pas grand bruit dans les médias. Cependant, dans 10 jours, cela fera deux mois qu’il y travaillerait assidûment. Les Honorables Députés tomberont en vacances, bientôt. Il est vrai que le Président de la République pourra toujours les rappeler pour une session extraordinaire, toutefois ce n’est pas une raison d’abuser de la sollicitude toute patriotique de nos élus de la Chambre basse. C’est d’ailleurs un peu l’objet de la lettre du Président du Sénat, l’Honorable Joseph Lambert, adressée au Premier ministre nommé, le 3 septembre 2018 et dans laquelle il lui fait « part des préoccupations du Grand-Corps, quant aux retards enregistrés dans la formation et la nomination du cabinet ministériel, ainsi que dans la transmission des dossiers des membres de ce cabinet, ministres et secrétaires d’État ». Sur ce sujet également, je n’ai pas remarqué une grande fébrilité, une certaine diligence à finaliser le processus mis en branle avec la démission du gouvernement du Premier Ministre Jack Guy Lafontant. Tout se passe comme si une fois prise la décision de le sanctionner, on se ravisait pour maintenir ce gouvernement en place encore, le plus longtemps possible.

Tout se passe comme si on voulait mettre le Premier ministre nommé dans un corset politique et économique tel qu’il ne pourra qu’échouer à son tour. Car, lorsqu’il prendra les commandes du gouvernement, il héritera d’un budget rectificatif sans rapport avec les réalités financières effectives du pays. C’est lui qui devra aller au front pour expliquer aux professeurs que le montant de 872 millions de gourdes prévu au budget rectificatif pour payer les arriérages de salaires courus ne sont nullement provisionnés et qu’en conséquence, il ne pourra que les rouler dans la farine comme le faisait son prédécesseur pour s’acheter du temps ou leur dire la vérité crûment, au risque de se les mettre à dos également, de toute façon. C’est lui également qui devra aller convaincre les pays amis et les institutions internationales de la nécessité de renflouer le budget avec un appui budgétaire immédiat, tout en oubliant les restrictions envisagées dans le cadre de l’application de la politique du Cash Management, sous peine d’encourir la fureur et le désaveu du peuple. C’est également lui qui devra aller expliquer aux cartels municipaux et aux CASEC que les 571 millions de gourdes prévues au budget rectificatif récemment adopté ne seront pas au rendez-vous non plus et que contre mauvaise fortune, ils devraient faire bon cœur et applaudir à tout rompre la poursuite en vadrouille de la Caravane du Changement à travers le pays, et que le Président lui aura imposé comme condition préalable à sa nomination.

La semaine dernière, j’ai clairement vu, avec un peu de retard comme tout le monde, que la Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux administratif avait octroyé décharge pleine et entière à l’ex-Première Dame de la République, Sophia St-Rémi Martelly, pour sa gestion des fonds de l’État, dans le cadre de la Commission nationale de lutte contre la faim (COLFAM) dont elle était la Présidente. La nouvelle a été ébruitée par les soins de Me André Michel qui en a été scandalisé. La nouvelle aurait été confirmée le 29 août 2018 par une source interrogée à la Cour des Comptes, selon une dépêche publiée dans les colonnes de ce journal, sous la plume d’Emmanuel Saintus. Ce qui m’échappe encore, c’est la date d’émission de ce quitus officiel de la CSC-CA et surtout la raison pour laquelle il n’aurait pas été publié dans Le Moniteur afin d’en informer toutes les parties concernées. Tout se passe comme si l’on procédait à pas feutrés, à la cloche de bois, pour ne pas trop attirer la curiosité des gens aujourd’hui en éveil. Pourtant, l’on est en droit de savoir par quel arrêté du gouvernement la Dame Sophia St-Rémi Martelly avait été nommée Présidente de Commission nationale, quelles ont été ses responsabilités exactes et en vertu de quelles compétences particulières. L’on est en droit de savoir si un tel arrêté avait été oui ou non publié dans Le Moniteur, comme cela se doit, et quand est-ce que ses responsabilités à ladite COLFAM ont effectivement pris fin, afin de pouvoir limiter les responsabilités de la gente Dame dans le temps, quant à l’utilisation des fonds qu’elle a été appelée à gérer.

Tout se passe au ralenti, dans un déphasage, dans une déconnection absolue par rapport aux réalités quotidiennes. D’une semaine à l’autre, les mêmes miasmes nous reviennent comme des relents fétides d’une pestilence que nous ne ressentons plus, à force de nous y habituer. Tous les quartiers de Bolosse, Martissant, Théâtre National deviennent des zones de combats où des bandits échangent des rafales d’armes au clair de jour, entre eux et avec la Police. Cela non plus n’émeut pas les autorités du pays. Du Président de la République, en passant par le Premier ministre démissionnaire, le Chef de la Police ou même le Général en chef des Forces Armées d’Haïti (pour autant qu’elles existent), personne ne s’en occupe vraiment. Pourtant, ces zones constituent un goulot qui étrangle la fluidité de la circulation des personnes et des biens entre les départements du Sud, du Sud-Est, des Nippes, de la Grand’Anse et d’une bonne partie de l’ouest et le reste du pays. C’est aussi l’économie qui en pâtit largement. Mais qu’à cela ne tienne ! Comme le disait, pince sans rire, le Premier Ministre démissionnaire : « après tout, on n’a pas encore compté vingt morts ». Je paraphrase à peine.

La réalité haïtienne se déroule comme un fleuve en furie. De temps en temps, elle happe un de nos leaders qui est pris dans la tourmente ou qui traîne autour de lui une aura sulfureuse, chargée de suspicions de toutes sortes. Personne ne semble vouloir aller au fond des choses pour nettoyer l’abcès. On laisse tout en plan, au cas où l’on aurait besoin d’un levier quelconque pour intimider l’autre, pour faire taire un secteur. Les autorités haïtiennes jouent le jeu et semblent regarder couler impassiblement le fleuve que nul n’ose traverser. Pourtant, sur l’autre rive se trouvent la paix d’esprit, la règle du droit, la fin de l’anarchie, le respect de l’autre, le vivre ensemble en harmonie tellement galvaudé. Mais personne, aucune autorité politique n’ose vraiment franchir cet obstacle, résolument. C’est qu’il y a toujours un prix à payer pour toute chose à accomplir. Mais nul ne veut être celui qui paiera l’addition. Et quand on tente enfin de faire quelque chose, on s’y prend tellement mal que c’est comme si on voulait échouer à tout prix, de peur de changer vraiment pour le meilleur. Car, tout d’un coup qu’on y perdrait au change ? Pourtant nous savons bien que cette voie que nous poursuivons ne mène nulle part. Cela fait déjà longtemps qu’on s’en est rendu compte. Mais on persiste encore à y chercher des issues qui n’existent pas. Contre toute raison, on espère encore et encore. Cette attitude semble échapper à toute grille d’analyse logique, et les démarches de nos autorités m’apparaissent un peu comme celles d’un somnambule qui ignore les dangers vers lesquels il se dirige tout droit ou à travers lesquels il déambule, inconsciemment, comme si de rien n’était.

Pierre-Michel Augustin

le 4 septembre 2018

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