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Haïti : les affranchis contemporains face à une révolution inévitable

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Quand on parle d’affranchis, en Haïti, la tendance générale c’est de penser au temps de la colonie ou les nouveaux libres ou esclaves en liberté, les fils et filles de blancs avec esclaves « négresses » péjorativement appelés « sang-mêlé » ou « mulâtres » représentaient toute une classe. Leurs revendications et intérêts principaux étaient d’avoir les mêmes droits civiques et politiques que les colons blancs. Après, la déclaration de l’indépendance, une fois les colons avaient quitté l’île, les affranchis mulâtres ont joué pieds et mains pour remplacer les anciens colons dont ils se réclamaient héritiers légitimes. Une telle réaction ou prédiction caractérisait certaines déclarations des colons de St-Domingue. Par exemple, Le colonel Venault de Charmilly, colon de St-Domingue a indiqué que les préjugés contre les gens de couleurs sont légitimes, parce qu’ils sont fondés sur les lois de la sûreté personnelle. Selon lui, il fallait à tout prix empêcher les enfants mulâtres bien éduqués en Europe de retourner à Saint-Domingue pour réclamer les héritages de leurs pères blancs qui incluaient leurs mères comme propriétés de ces colons.

En même temps, les affranchis de peau noire s’empressaient pour occuper les espaces vides du pouvoir politique et militaire. Ipso facto, deux nouvelles classes ou du moins deux groupes furent créés : les bourgeois contrôlant les importations et exportations. C’est-à-dire, le commerce en général, et les grands propriétaires fonciers et les haut-gradés de l’armée haïtienne, les politiciens de facto : les grands « nègres », une épithète qui date du temps de la colonie, pour distinguer un homme noir libre maître d’esclaves ou grand commerçant.

En dépit, des conflits au sein de ces deux couches de la société haïtienne, il y avait une sorte de mémorandum silencieux, un accord fort mais toujours fragile pour s’approprier des pouvoirs politiques et économiques du pays. Ces alliances se célébraient souvent par le biais de mariages opportunistes, joignant les intérêts communs de deux ou plusieurs familles. Pour citer un exemple, une famille bourgeoise pourrait détenir le monopole d’imprimerie dans tout le pays et une autre détient les clés de toutes les librairies nationales. Je m’abstiens à nommer quiconque car mon intention n’est point accusatrice. Cependant, dès le début du 20ème siècle, avec la forte immigration des hommes d’affaires allemands, ensuite les Juifs, les Syriens et Libanais, la bourgeoisie chez nous fut de moins en moins haïtienne.

Les nouveaux commerçants ou nouveaux bourgeois s’intéressent davantage à l’importation des produits de toutes sortes, au détriment de la production nationale. Les exemples ne manquent pas. Les dons de riz des États-Unis sous le gouvernement de Clinton, ceux du gouvernement Taiwan, du Vietnam ont tous contribué à l’appauvrissement massif des grands agriculteurs de la vallée de l’Artibonite. Nos rares exportations proviennent des usines et manufactures ou des milliers d’ouvriers travaillent dans des conditions qui rappellent les plantations coloniales. Le pays achète maintenant presque tout de l’extérieur, grâce à ces bourgeois Juifs-américains, Germano-américains, Franco-syriens et Franco-libanais. Aujourd’hui, ils représentent les colons contemporains ou néo-colons, laissant un vide aux affranchis contemporains : les affranchis de la misère.

Parmi ces nouveaux affranchis, on y compte deux catégories : ceux en Haïti, qui par la voie politique, l’éducation (avocats, médecins, ingénieurs, homme d’affaires, etc.) ont pu sortir des griffes de la misère abjecte et ceux de la diaspora haïtienne surtout cette portion de femmes et d’hommes formés dans les grandes universités d’Europe et d’Amérique du Nord : Canada et États-Unis.

Parlons d’abord des affranchis intellectuels. Ces privilégiés et gradués de l’université d’État d’Haïti (HUEH) ou anciens boursiers de l’État haïtien revenus des pays étrangers qui étalent grandiosement leurs diplômes, maîtrises et doctorats. Leur objectif commun, devenir les directeurs d’opinions. Ils possèdent les radios les plus écoutées, les chaînes de télévisions les plus populaires. Ils manipulent la population avec des informations préfabriquées et prépayées. D’autres se font passer pour comme unique alternative, les technocrates messianiques, capables de gagner la lutte contre la médiocrité dans les boîtes de l’État.

Mais, tous aveuglés par leurs vices, guidés par leurs ambitions de grandes fortunes, ils s’allient rapidement au système de corruption en place, occupant n’importe quel poste bidon de secrétaire d’État, de chef de commissions, de consultants politiques. Dans certains cas, ils sont les premiers à s’associer à la mafia internationale qui pollue la nation d’ONG bourrées de ces vautours humains. Ces prétendus experts à tout faire, construisent les routes qui succombent aux moindres précipitations, les ponts que disparaissent après les alluvions, les maisons qui ne résistent pas aux cyclones, les bâtiments qui plongent à la moindre secousse. Ils se vantent de leurs diplômes pendant qu’ils accouchent ces projets surfacturés qui ne respectent aucune norme. Ils bâtissent des écoles et facultés qui forment leurs étudiants sans une vraie pédagogie ou méthodologie. Entre-temps, ils cassent les bras des parents pour les vider de leurs épargnes avec des frais non justifiés pour se payer des écoles privées, internationales au pays ou à l’étranger. Leurs préoccupations ne sont plus celles visant l’émancipation des pauvres enchaînés par la misère. En conséquence, leurs grands discours mal épicés d’un français colonial ou aromatisés d’un anglais impérialiste, assourdissent davantage le peuple qui choisit maintenant ses leaders en fonction des vagues promesses faites dans un créole pimenté de gros mots.

Un tel constat provoqua cette déception mortelle de notre feu grand politologue et savant docteur Lesly Manigat qui, avec frustration, enterra ses grands rêves Sorbonnards de dézombifier le peuple Haïtien. Tout comme Dr. Manigat un autre leader populaire de la politique haïtienne avait tenté de démystifier la masse populaire la libérant de ce qu’il appelle «esclavitude mentale». Mais, similairement à l’empereur Jacques 1er, il avait sous-estimé le pouvoir néfaste des affranchis mulâtres en Haïti qui eux ont bien compris le dicton « ventre affamé n’a point d’oreilles». Car, détenant les clés des dépôts de riz et l’accès aux vastes jardins de bananes, ils peuvent contrôler, sans embrouilles, les élections ou sélections dans la République Bananière.

Un autre groupe assez grand et puissant en ressources financières fait entendre sa voix. La diaspora Haïtienne. Ils furent jadis les exilés politiques et économiques. Ils ont laissé le pays qui les a vus naître. Difficile à s’intégrer dans ces grandes villes étrangères, anciennes métropoles ou le racisme et les préjugés de toutes sortes contre nos compatriotes se multiplient au fil des années, ils rêvent d’un possible retour au pays. Mais, habitués au confort des anciens colons, jouissant de la citoyenneté canadienne, française ou américaine, ils posent déjà des conditions pour ce grand retour. Comme les affranchis de St-Domingue qui voulaient jouir du droit politique comme les égaux des colons français, ils revendiquent les postes politiques bien payés, en s’appuyant sur le bien-fondé de la double nationalité. Ils demandent des garanties de sécurité avec possible dédommagements comme prémisses pour investir dans leur propre pays d’origine. Leur arrogance est similaire à celle du commerçant allemand Luders. Entre-temps, avec fierté et en foule, ils renoncent à leur patrie. Et avec audace, comme des fils de colons époux et épouses de colons, ils se croient les vrais héritiers du pouvoir au pays. Ils accusent les affranchis intellectuels au pays de médiocres et corrompus. Selon eux, le salut du pays passe par la force des affranchis métropolitains qui seuls possèderaient les vraies solutions aux multiples crises chroniques d’Haïti.

Face à la rivalité fratricide, consternés par le mépris de nos bourgeois néo-colons ou moitié haïtiens moitié étrangers, face l’ignorance des masses qui croupissent dans la crasse, face aux trivialités des discours de nos politiciens, on peut se demander combien difficile fut la tâche de nos héros de Vertières de rallier les esclaves, noirs, mulâtres, hommes et femmes libres pour convaincre les différents groupes à lutter sous la même bannière, avec une seul objectif : l’indépendance. Si les discours : liberté ou la mort, suffisaient aux esclaves, les affranchis déjà libres voulaient entendre beaucoup plus. Si le plus grand de nos leaders, Dessalines a put unir toutes les couches sociales pour nous donner l’indépendance, il succomba sous les balles meurtrières, résultant d’un complot macabre entres les affranchis mulâtres qui se croyaient les seuls héritiers et qui voulaient se faire passer comme les vrais bénéficiaires légitimes de la révolution haïtienne. Quand En 1777, Hilliar Dauberteuil déclara l’intérêt et la sûreté veulent que nous accablions la race des Noirs d’un si grand mépris que quiconque descendra jusqu’à la sixième génération soit couvert d’une tache ineffaçable, il semblait profaner une malédiction ou une prophétie quoique raciste mais réelle quand on analyse à fond notre État comme peuple après deux siècles d’indépendance.

Il est temps de se démarquer de la hiérarchisation de classe supérieure, moyenne et pauvre selon le modèle Sauveur P. Etienne. La triste réalité c’est qu’en Haïti, on a la classe des riches et celle des pauvres. Toutes autres catégorisations de moins pauvres, plus pauvres, très pauvres ou trop pauvres, ne sont que des foutaises ! Aujourd’hui, la diaspora haïtienne, de concert avec l’élite intellectuelle au pays, doivent œuvrer ensemble pour créer et exécuter des projets scientifiques de développements durables, en laissant de côté toutes les revendications mesquines et contreproductives. Comment peut-on comme individus ou comme groupes se déclarer affranchis de la misère dans un pays esclave du sous-développement et du néo-colonialisme ? Faudrait-il répéter sans cesse à nos compatriotes ces grandes questions de notre grand leader Jean-Jacques Dessalines : « … quand lasserons-nous de respirer le même air qu’eux ? Qu’avons-nous en commun avec ces bourgeois étrangers (du Moyen-Orient) ? Leur cruauté, comparée à notre patiente modération, leur couleur à la nôtre, l’étendue des mers qui nous séparent, notre climat vengeur, nous disent assez qu’ils ne sont pas nos frères, et qu’ils ne le deviendront jamais, et s’ils ont trouvé asile parmi nous, ils seront encore les machinateurs de nos troubles, de nos divisions…». Si la bourgeoisie est inhérente au système capitaliste, donc nous devons opter pour une. Il nous fut une bourgeoisie autochtone, formée des petits-fils de Dessalines, Christophe, Pétion, Boyer, Geffrard, Soulouque, Salnave, etc. qui œuvre selon les intérêts et le bien-être de la nation.

Démarquons-nous de la philosophie de divisions et mesquineries des affranchis de St-Domingue qui se battaient pour eux-mêmes et contre eux-mêmes, tout en négligeant l’existence de leurs mères, moitié-frères et demies-sœurs qui subissaient les atrocités les plus horribles des colons esclavagistes. Unissons-nous pour organiser cette grande révolution capable de libérer, une fois pour toutes, la nation toute entière de cette misère inhumaine et de ce sous-développement cancéreux. Luttons ensemble pour une indépendance totale à la fois économique et politique.

Rodelyn Almazor

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